La fabrication du désir
Les cartes postales orientalistes de Lehnert & Landrock
Ksenia Sadilova
Dans un patio minutieusement arrangé, trois femmes sont assises sur un tapis à même le sol. La composition de l’image est soigneusement cadrée : à gauche, par une colonne de marbre blanc et à droite, par une porte en bois entre-ouverte et à l’arrière-plan, par un mur décoré de motifs orientalisants ainsi qu’une fenêtre en claustra. Au centre se dresse en évidence un narguilé posé sur un meuble en bois incrusté de nacre. Les trois femmes portent des abaya traditionnelles et on la tête à demi couverte de longs tissus qui s’étendent jusqu’au kilim aux motifs géométriques arrangé sur le sol. Elles sont coiffées de fleurs et portent des bijoux berbères. Leur postures lasses sont contrastées par une certaine malaisance évoquée par les bras croisés d’une des figurantes. Une envie de retrait, d’intimité ? Elles savent qu’elles sont observées, regardées, convoitées. La femme assise au centre regarde fixement devant elle et semble renvoyer aux spectateurs*trices le voyeurisme de la scène. Quels sont les noms de ces femmes ? Que peut nous apprendre cette image à leurs propos, concernant leurs conditions ou leurs modes de vie ? Où fût prise cette photographie ? Nulle information ne répondra à ces interrogations.
L’image entend véhiculer une certaine véracité ou authenticité quant à la vie des femmes « arabes » dans un harem quelque part en « Orient ». Les légendes se rapportent à des clichés d’études scientifiques ou ethnographiques avec des titres comme Types arabes, Femmes arabes ou encore No. 557 Femmes de harem. Ce dernier, réalisé par l’entreprise Lehnert & Landrock (L&L) entre 1904 et 1910, n’exprime ni spontanéité, ni instantanéité du moment. Il s’agit, au contraire, d’une mise en scène soigneusement agencée : un tableau vivant destiné à une audience désirant posséder une représentation exotisante de femmes orientales. Ses auteurs, Rudolf Lehnert (1878–1948) et Ernst Landrock (1878–1966)[1], comblent les attentent de leur audience en délivrant une image stéréotypée et prétendument authentique. Dans le pavillon loué par l’entreprise L&L, la lumière, la pose, la composition et le cadrage sont contrôlés pour composer des tableaux vivants et d’autres scènes érotiques aux poses suggestives. Ce cliché est donc rendu intemporel par le détachement des trois femmes de leur contexte social, culturel et politique, sous prétexte de réaliser « une scène captivante » ainsi que de « faire une œuvre d’artiste » (Mégnin 7).
Dans leur travail photographique, L&L présentent diverses « types » de femmes arabes, prétendument dévoilées, tandis qu’elles sont incarnées par des modèles rémunérés. Il est ainsi possible de retrouver les mêmes modèles arborant d’autres rôles, jouant d’autres « types ». Cette confusion participe à rendre l’entreprise photographique et commerciale profitable et pérenne puisque L&L a pour objectif de « faire du fantasme oriental un projet professionnel commun » et de « satisfaire la demande d’un Occident toujours en mal d’exotisme […] » (Mégnin 43). Pour la prolifération et le succès de leur commerce, les scènes que les deux associés construisent sont la romantisation d’une réalité inventée dans laquelle même un mendiant devient une porte d’accès à des mondes merveilleux.
La photographie a transformé des corps de jeunes femmes, jeunes hommes et même d’enfants en souvenirs dont le touriste occidental se languira ; figés en objets délocalisés ils peuvent facilement être importés chez-soi, devenant ainsi tangibles, manipulables, interchangeables. Soutenue par le développement du tourisme, la carte postale devient, au début du 20e siècle, un nouveau véhicule médiatique. La reproductibilité du médium (Benjamin) et sa diffusion à large échelle est à même de satisfaire et de rentabiliser l’entreprise capitaliste. Les photographes produisent des tirages sériels, qu’ils réutilisent jusqu’à l’épuisement du négatif. La carte postale représente ainsi un médium qui circule facilement et peut être expédié en Europe ou Outre-Atlantique pour témoigner de la vérisimilitude d’évènements vécus dans cet ailleurs fantasmé tout en alimentant le succès de l’entreprise coloniale (Seehi 178)[2].
D’après Malek Alloula, les cartes postales incarnent la violence et le désir de posséder l’autre (Alloula 5). Installé à Tunis en 1904, le projet commercial L&L a pu fleurir, entre autres, grâce à la carte postale. Voyageant à travers l’Algérie, en la Tunisie et l’Égypte, L&L ont fixé des paysages désertiques et des scènes de genre, créant une altérité nouvelle. « C’est surtout chez les Bédouins nomades, sous les tentes des campements, que nous avons trouvé des modèles jeunes et convenant au but visé. Des corps aux formes idéales, brunis par les chauds rayons du soleil, photographiés dans des attitudes décentes et des poses d’abandon gracieux ont fourni matière à des images qui eurent beaucoup de succès dans les cercles d’artistes surtout. » (Mégnin 7)
Le genre du nu, s’inscrivant dans une démarche dite artistique répond ainsi à une large demande et participent d’une « opération systémique de distorsion » (Alloula 4) qui nourrit la nostalgie. La nostalgie non pas du passé colonial, mais envers un imaginaire capturé par les clichés orientalistes. Svetlana Boym définit la nostalgie comme suit : « nostalgia (from nostos-return home, and algia-longing) is a longing for a home that no longer exists or has never existed. Nostalgia is a sentiment of loss and displacement, but it is also a romance with one’s own fantasy. » (Boym 13). Dans ce sens, la photographie orientaliste constitue la source du sentiment nostalgique qu’elle véhicule.
Cependant, la photographie n’est pas la chasse gardée des occidentaux et fut aussi bien convoitée au Moyen-Orient, où le médium a servi à la construction d’une nouvelle identité bourgeoise et moderne. Comme l’explique Stephen Seehi « the adoption of foreign practices and technologies was not a passive act but a class act to distinguish the new bourgeoisie from the subaltern classes. I argue that the act of ‘imitation’ was an ideological act by which non-Western subjects claimed ownership of modernity along with its intellectual and capital resources and privileges. » (Seehi 178). Mais ces clichés ne comblaient peut-être pas les attentes du public occidental. Par exemple, lorsque la journaliste Grace Ellison envoya l’image d’un harem turc à un journal anglais, ils refusèrent de publier sa photographie en argumentant que l’intérieur représenté ne convenait pas aux attentes occidentales d’un harem oriental. Cette photographie prise en localisé en Turquie au début du 20e siècle montrait, en effet, un intérieur rempli de mobilier européen moderne (Schick 358).
La possession d’une photographie peut aussi générer la nostalgie pour un temps passé ou une contrée lointaine. Dès lors les futures touristes se languissent, bien avant leurs départs réels ou fictifs, de géographies imaginées que les photographes exploitent merveilleusement afin de représenter des mirages distordus d’une réalité inventée par ce que Ali Behdad a nommé des « camera orientalis » (Behdad 2016). Et ces mêmes représentations faussées justifient par ce détour l’existence du sentiment nostalgique pour des temps et des espaces imaginaires. « On fait prendre la pose aux mendiants, on maquille les bordels en harems et les studios en sérail. On dénude les jeunes filles au seins menus et un peu aussi les garçons qui ont cette peau qui prend si bien la lumière. On transforme par le cadrage les oasis poussiéreuses en jardins d’Eden. » (Fleig 19). En d’autres termes, ces photographies renvoient le reflet d’un Occident trop narcissique qui se regarde à travers la représentation maitrisée de l’Autre et acquièrent exactement les images désirées comme dans un jeu pervers de miroir (Fleig 32).
[1] Originaire de Bohême, Rudolph Lehnert ouvre avec son associé, Ernst Landrock, originaire d’Allemagne, leur premier studio à Tunis, en 1904 qui restera actif jusqu’en 1914. Par la suite, l’entreprise « L&L » s’installera au Caire entre 1924 et 1930.
[2] « Character types, landscapes, and tableau vivant genre scenes—particularly useful for postcards and exotic tablature—soon made up a large portion of the output of studios run by expatriate Europeans, (…) ».
Références
Alloula, Malek. The Colonial Harem. University of Minnesota Press, 1986.
Behdad, Ali. Camera Orientalis: Reflections on Photography of the Middle East. The University of Chicago Press, 2016.
Benjamin, Walter. L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris : Ed Allia, 8ème éd. – 2009.
Boym, Svetlana. The Future of Nostalgia. Basic Books, 2002.
Fleig, Alain. Rêves de papier : La photographie orientaliste 1860 – 1914. Ides et Calendes, 1997.
Graham-Brown, Sarah. Images of Women: The Portrayal of Women in Photography of the Middle East 1860-1950. Columbia University Press, 1988.
Mégnin, Michel. Tunis 1900 : Lehnert & Landrock : Photographes, Paris-Méditerranée ; Apollonia, 2005.
Schick, Irvin Cemil. “Representing Middle Eastern Women: Feminism and Colonial Discourse.” Feminist Studies, vol. 16, no. 2, 1990, pp. 345-380.
Sheehi, Stephen. “A Social History of Early Arab Photography or A Prolegomenon to an Archaeology of the Lebanese Imago.” International Journal of Middle East Studies, vol. 39, no. 2, 2007, pp. 177–208.
How to cite this essay: Ksenia Sadilova, "La fabrication du désir : les cartes postales orientalistes de Lehnert & Landrock",in Laura Hindelang & Nadia Radwan (eds.), "Nostalgia and Belonging in Art and Architecture from the MENA Region. A Collection of Essays", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, 18 October 2021, https://manazir.art/blog/nostalgia-and-belonging-art-and-architecture-mena-region/la-fabrication-du-desir-sadilova