Pour une nouvelle approche de l’art algérien
Compte rendu de l’exposition « En attendant Omar Gatlato. Regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora ». Friche la Belle de Mai, Marseille, 12 février – 16 mai 2021
Zouina Ait Slimani, École normale supérieure/Université de Genève
Date de publication: 30.6.2021
De New-York à Marseille. L’art et les artistes algériens s’exposent
Après une édition new-yorkaise à la Wallach Art Gallery, l’exposition « En attendant Omar Gatlato. Regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora » s’est tenue à la Friche La Belle de Mai dans la ville de Marseille. Curatée par Natasha Marie Llorens, l’exposition propose un regard inédit sur une création artistique de vingt-neuf artistes modernes et contemporains algériens. L’événement réunit pour la première fois un nombre considérable d’artistes résidant en Algérie et dans sa diaspora. On soulignera l’importance de la représentation des artistes femmes, tout comme la présence d’une génération d’artistes très jeunes. L’exposition a bénéficié du soutien du Centre d’art contemporain Triangle France – Astérides, du Centre national des arts plastique (Cnap) et de Box24 d’Alger. Cette version marseillaise intègre des pièces historiques provenant de la collection du Cnap, ainsi que deux nouvelles œuvres inédites de Fayçal Baghriche et Sara Sadik, commandées et produites spécialement pour l’occasion par ce même centre. À noter également que quelques artistes ont exposé des créations différentes de celles de New York.
Ce choix curatorial prend en compte divers facteurs, particulièrement celui du budget et de la nature des espaces d’exposition et de la cohérence des scénographies. De même, les questions amenées par les œuvres ont été déterminantes dans le choix des artistes. Certaines prennent donc tout leur sens en étant montrées au public en France, plus spécifiquement à Marseille, notamment celles dont la critique porte sur le rapport à l’héritage formel du colonialisme. Llorens dit avoir accordé une place importante à la perspective décoloniale, qu’elle estime nécessaire pour appréhender l’art et l’histoire en Algérie. D’après elle, « la majorité des travaux exposés touchent à l’héritage de la violence coloniale en Algérie, si répandue et si vaste dans ses conséquences que personne n’y a vraiment échappé » (Entretien). Cependant, la commissaire souligne également le désintérêt de certains artistes pour les questions coloniales et décoloniales. Elle aborde de ce fait sa démarche dans une lecture subtile : il s'agit selon elle « d'une exposition décoloniale au niveau structurel car elle demande au spectateur d'envisager une compréhension plus large et plus complexe de l'Algérie et de ses histoires esthétiques ; elle n’est cependant pas décoloniale dans le sens où les travaux présentés mettent en évidence un point politique clair et sans ambiguïté d’artistes qui sont engagés dans les luttes politiques et sociales du présent » (Entretien). En effet, un certain nombre d’œuvres de l’exposition traduisent un monde fait de contradictions.
Le titre de l’exposition est une combinaison de deux sources d’inspiration. La première est une reprise du titre de l’ouvrage En attendant Omar Gatlato : regard sur le cinéma algérien. Publié en 1979 par l’écrivaine et militante féministe algérienne Wassyla Tamzali (née en 1941 à Béjaïa), cet essai retrace les débuts du cinéma expérimental algérien entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970. Tamzali y analyse le film de Merzak Allouache (né en 1944 à Alger) Omar Gatlato (en arabe – عمر قتلتوا الرجلة), sorti en 1977 et inscrit la sortie de ce film comme le point de départ d'une Algérie nouvelle et libre (Tamzali 87).
Le film fait référence à son personnage principal Omar, surnommé Gatlato par les gens de son quartier, à cause de son attitude de radjla (virilité), dont on dit dans le jargon algérien qu’elle tue. L’expression (Gatlato al-rajla) est utilisée pour signifier « la virilité l’a tué ». Cette œuvre cinématographique s’est imposée dans l’histoire du cinéma algérien surtout pour son rôle précurseur dans le choix d’un sujet qui traite de l’expérience et de l’émancipation individuelle. À travers le parcours personnel d’Omar, Allouache choisit de donner la parole, pour la première fois dans le cinéma algérien, à un individu pour raconter son histoire intime, dans un pays où l’attention était marquée jusque-là par le poids de la mémoire collective, et par les éternels discours sur la colonisation et glorification des martyrs de la guerre.
L’élaboration de cette exposition se base sur les recherches doctorales de Natasha Marie Llorens sur cinq films expérimentaux algériens produits entre 1960 et 1970. L’aboutissement de ce projet est perçu par la commissaire comme une réponse aux questions soulevées par sa thèse. Elle explique que l’exposition part d’une lutte intérieure personnelle à plusieurs niveaux : d’une part en tant que chercheuse sur l’Algérie, et d’autre part en tant que Française descendante d’une famille de pieds-noirs. Tandis que ce rapport à l’Algérie vient de la relation étroite qu’elle entretient avec son grand-père, Llorens insiste sur l’importance de son identité franco-américaine (née d’un père français et d’une mère américaine). Cette double expérience, marquée par une approche postcoloniale constitue pour elle un détour important ; une sorte de regard extérieur qui l’a aidée à prendre du recul vis-à-vis de sa perception de l’Algérie et de son histoire. La commissaire explique que cette exposition lui a « permis d’aller au-delà des contraintes et des règles de la recherche académique traditionnelle, mais aussi de contourner les idéaux d’une pratique artistique limitée au seul rapport politique ou social » (Entretien).
Llorens privilégie dans sa sélection le principe de l’enquête. En effet, la clé de cette exposition réside dans l’exploration d’un entre-soi algérien, à travers la mise en parallèle d'artistes d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que dans les jeux de résonance entre les artistes et les œuvres de l’exposition, et entre ce qui se fait en Algérie et dans la diaspora. La commissaire s’appuie dans sa méthode sur l’idée de ce double discours véhiculé par le film de Merzak Allouache, qui confronte le quotidien d’Omar à celui des Algériens. De plus, elle souligne l’importance de la « perspicacité » de la lecture de Wassyla Tamzali, qui considère que ce film n’était pas uniquement paradigmatique d'une période marquée par les revendications et d’émancipations subjectives, mais qu’il était également porteur d’une prise de conscience de cette liberté (Waiting for Omar Gatlato 15). Ce double regard a permis de mettre en avant le discours existentiel des artistes au-delà du politique, de décentrer le regard porté sur l’art en Algérie, sans négliger pour autant l’importance des questions politiques et esthétiques. Cette démarche s’inscrit dans la continuité de l’approche cinématographique d’Allouache, qui consiste à sortir l’art et les artistes d'un récit nationaliste étouffant.
La résonance comme paradigme
« En attendant Omar Gatlato » se distingue par deux aspects : le premier est la qualité de la scénographie, un des points forts de cet événement. La seconde consiste en la nouveauté de l’approche qui interroge la vision linéaire de l’histoire et de la création artistique en Algérie. En effet, plutôt que de réconforter le visiteur dans un discours centré sur la mythologie nationale et sur un espace historique occulté par une amnésie étatique, les artistes de cette exposition offrent différents points de vue sur l’Algérie, ses histoires et ses héritages, sur une période de près de soixante ans. Les œuvres sont représentatives de leur engagement critique, né chacun d’un contexte social bien défini. Les propos de l’exposition reflètent la complexité de la société algérienne à travers des multiples questionnements sur son passé colonial et son présent postcolonial, sur son histoire intime et domestique, sur la guerre civile, son héritage mémoriel et socio-politique. Ces questions s’inscrivent dans les recherches plastiques et esthétiques de ces artistes dont certaines œuvres portent sur la critique de l’histoire de l’art occidental, ou sur l’art public monumental et la théorie des médias postmodernes et contemporains.
L’exposition qui est installée sur le troisième et quatrième étage de La Friche, réunit à la fois des artistes émergents et confirmés. La répartition des œuvres suggère deux temporalités : les artistes du troisième étage proposent des œuvres qui interrogent le passé, la mémoire et les composantes d(es) histoire(s) algérienne(s), tandis que le quatrième étage reflète les réflexions et les bouleversements d’une société algérienne regardant vers l’avenir. L’esthétique et les propos des œuvres qui la composent s’appréhendent dans une approche horizontale marquée par le dialogue entre différentes époques et formes artistiques. Cette approche met en lumière l’existence d’une scène diverse, dynamique et riche. L’exposition envisage chaque artiste dans son rôle de témoin en tant qu’observateur politique mais aussi en tant qu’acteur social et culturel. Elle met en valeur la pluralité des démarches artistiques et esthétiques de chaque exposant. Ainsi, plutôt que de centrer l’exposition sur une thématique, la commissaire a choisi une approche basée sur le dialogue et les résonances.
Le troisième étage s’ouvre sur une impression numérique sur papier peint de l’ouvrage Regretter l’absence de l’astre (2021) de Nawel Louerrad (née en 1981 à Oran, vit et travaille à Alger) dont les illustrations recouvrent un pan de mur de l’entrée. Dans cette fresque murale qui représente des figures humaines et animales, l’artiste joue avec les métamorphoses, tandis qu’elle explore les rapports entre mère et fille. Ses dessins évoquent une superposition de deux corps, ceux d’un être humain androgyne et d’un oiseau géant. Les deux figures s’emboîtent, se désintègrent et se désincarnent au terme d’une métamorphose progressive. La théâtralité de l’œuvre s’exprime doublement : d’une part, au niveau graphique à travers la transformation des personnages, puis dans le jeu de la narration sur les deux entités qui tentent d’établir et de définir leurs relations. L’ensemble témoigne d’une quête existentielle qui crée l’impression d’un manque et procure chez le spectateur un sentiment d’inquiétude qui se renforce au fur et à mesure que l’humain se transforme en oiseau.
La métamorphose de Louerrad fait écho à celle du Paysage aux oiseaux (1966) de Baya (née en 1931 à Bordj, morte en 1998 à Blida) exposé à sa droite. Cette peinture témoigne des leçons cubistes et surréalistes acquises par l’artiste lors de sa formation à Paris (1948-1949). À ces traditions picturales occidentales, Baya intègre des motifs issus des représentations traditionnelles d’Algérie. La composition baigne dans un paysage informe, créé par la désintégration de toutes les formes qui composent la toile (plumes, vases, plantes et fleurs de lierre), tandis que les yeux des oiseaux apparaissent comme le centre de gravité à partir duquel jaillit la composition de la toile.
Identités et réalités alternatives
Plusieurs artistes de l’exposition cherchent à établir leur singularité et leur identité. Cependant, les œuvres montrent que cette identité, bien qu’elle soit individuelle, se caractérise souvent par différentes transformations sociétales qui la rendent insaisissable et indéfinissable. Les peintures de Djamel Tatah (né en 1959 à Saint-Chamond en France, vit à Paris) expriment souvent cette double construction entre assimilation et rejet. En franchissant l’espace central de cet étage, le visiteur est immédiatement interpellé par la puissance des « silences » de Tatah. Sans titre (1994) représente une femme peinte à l’échelle du corps. Vêtue d’une robe noire qui laisse apparaitre uniquement le visage, les mains et une partie des jambes, sa tête est légèrement penchée vers le bas, tandis que son regard semble absent. Le fond se limite à de denses et larges aplats de bleu. Cette silhouette blafarde est symbolique d’une identité indéfinissable et incertaine, peinte dans une atmosphère qui renforce le sentiment de vide, de silence et de solitude des personnages de ces œuvres auxquelles l’artiste ne donne jamais de titre.
Plus loin, l’installation intitulée la Bibliothèque arabe (2017) d’Adel Bentounsi (né en 1982 à Annaba, vit et travaille à Paris) crée un point d’ancrage au centre de la pièce. La pièce est composée de deux grands meubles de rangement contenant casseroles, ustensiles de cuisine, cocotte-minute, objets décoratifs, plats, ainsi que deux livres : un coran et un autre sur l’interprétation des rêves. Ces divers objets évoquent à la fois la mémoire de l’intimité familiale, celle des histoires personnelles, des identités individuelles et collectives.
De son côté, Fatima Chafaa (née en 1973 à Alger, où elle vit et travaille) se penche dans son installation photographique sur la représentation des portraits de deux femmes. L’histoire a pour origine un portrait peint de Jeanne d’Arc qui trônait dans la maison familiale de l’artiste. Chafaa a grandi en pensant qu’il s’agissait d’un cliché de Lalla Fatma N’Soumer, une résistante kabyle. My Father’s Painting: Fatma d’Arc or Jeanne N’Soumer (2019) traite de la reconstruction des récits et des mythes et figures héroïques. L’artiste reproduit dans son installation les enchevêtrements des histoires de deux figures de la résistance : la première est kabyle (Lalla Fatma N’Soumer), la seconde est Française (Jeanne d’Arc), toutes deux sont connues et célébrées pour leurs prouesses militaires. Les images des deux femmes se superposent au point de former une identité qui célèbre la puissance féminine sous toutes ses formes.
Entre mémoire, histoire et transmission
Certaines œuvres réactivent les espaces du discours public, confrontent passé et présent en posant un regard critique sur l’histoire du patrimoine et des monuments publics. Dans sa vidéo Le bras du Cardinal (2020), Fayçal Baghriche (né en 1972 à Skikda, vit et travaille à Paris) se lance dans une véritable enquête d’investigation sur la mystérieuse disparition du bras brandissant une imposante croix du monument dédié à l’ancien Archevêque d’Alger Lavigerie, érigé en 1920. Le spectateur est confronté aux différents mythes qui entourent l’histoire de cette disparition. L’œuvre fait référence aux discriminations de la communauté catholique en Algérie, ainsi qu’aux circonstances désastreuses de la décennie noire qui a ravagé le pays. D’après de nombreux témoignages, le bras aurait disparu durant ce conflit.
Amina Ménia (née en 1976 à Alger, où elle vit et travaille) interroge dans Enclosed (2013) la mémoire urbaine de la ville à travers des archives, des cartes et des entretiens, sous la forme d’une documentation archivistique comprenant une vidéo, des photographies, des coupures de journaux, des dessins et des objets de l’époque. L’œuvre prend forme à partir de l’histoire du Monument aux morts de Paul Landowski. Achevée en 1928, cette sculpture est commandée à l’origine par les autorités françaises pour commémorer les soldats français et arabes morts pendant la Première Guerre mondiale. À la fin des années 1970, le maire d’Alger fait appel à M’hamed Issiakhem (1928-1985), un des fondateurs de la peinture moderne en Algérie, pour dissimuler ce vestige du colonialisme. Issiakhem fait le choix de conserver l’œuvre d’origine qu’il enferme dans un coffrage en béton. En 2012, une récente fissure du sarcophage externe a laissé apparaitre le monument d’origine et a suscité un débat virulent quant à la nécessité de cacher ou non la sculpture d’origine. Cette mise en dialogue des différentes temporalités autour d’une même œuvre met en évidence les structures héritées du colonialisme qui posent question jusqu’à aujourd’hui. En restituant la réinvention de l’œuvre coloniale par Issiakhem, Ménia réinvente sa propre relation à l’histoire coloniale, en tant que descendante de la troisième génération postindépendance.
Sofiane Zouggar (né en 1982 à Khemis Miliana, vit et travaille à Alger) se penche de son côté sur cette part obscure de la « décennie noire » soumise encore à la loi du silence. Dans son installation photographique In and Out (2019), l’artiste éveille les sentiments des lieux de la mémoire. Sa démarche vise à décontextualiser, manipuler et mettre en valeur l’archive dans un autre contexte et à la présenter sous un nouvel angle. Son installation photographique prend forme dans la juxtaposition de deux espaces distincts : le premier comprend trois photographies des anciens postes des tours de surveillance militaire. Le second contient un projecteur de diapositives des camps d’entrainement en ruines, utilisés par les islamistes dans les montagnes pendant la guerre civile. Par le biais de ces images projetées, Zouggar souhaite explorer, raconter et donner corps à ces bâtiments militaires qui portent en eux les traces d’une violence et d'une déchirure dont la mémoire a été réduite au silence par la pression sociale et la loi. De même, il interroge le conditionnement vis-à-vis de l'information et de la mémoire.
Massinissa Selmani (né en 1980 à Alger, vit et travaille à Tours) nous interpelle sur les dangers d’une vision linéaire de l’histoire dans Unexpected distances – Scenario #1 (2017-2020). Cette installation se compose de six dessins collés sur un panneau en bois, couronné par un nuage en papier, et d’une vidéo projetée sur du papier à même le sol montrant de l'eau courante obscurcie par une branche. L’ensemble des dessins présente au spectateur un récit fragmenté qui suggère plusieurs scénarios et histoires. Sur une autre paroi, deux dessins encadrés accompagnent un troisième, peint directement sur le mur représentant une montagne. Son dessin Privilège suggère une superposition de deux scènes : la première représente une femme debout en baskets et tenant une mitrailleuse. La seconde se compose de trois hommes assis qui semblent avoir une discussion animée, tandis qu’à côté, une autre femme se penche légèrement en avant pour ramasser un ballon de football. Dans Balances précises, un homme est accroupi sur une échelle et est entouré de trois murs dont l’un contre un escalier, auprès duquel trône une autre échelle avec à son sommet une sorte de fenêtre ouverte sur un ciel bleu, légèrement nuageux. Les scénarios contradictoires de Selmani ou se côtoient souvent le comique et le tragique, l’imaginaire et le réel évoquent à une plus large échelle des questions socio-politiques et s'interrogent sur les capacités de résistance. On perçoit souvent cette résistance grâce à un effet de collision entre des éléments opposés, par exemple avec des images figées dans des dessins qui semblent en mouvement.
Dans Corps de masse (2014), Halida Boughriet (née en 1980 à Lens, vit et travaille à Choisy-le-Roi), traite de la question du corps et de la violence structurelle. Cette vidéo, filmée dans le cadre d’une performance chorégraphiée au Musée d’art et d’histoire Paul Éluard de Saint-Denis, une commune limitrophe de Paris, montre les habitants de cette ville (hommes, femmes, enfants et adolescents). L’artiste invite les corps à se rassembler, à s’enlacer et à s’entremêler au point de faire un corps unique, avant de se séparer dans un mouvement calme et apaisant. Ces mouvements de corps qui rappellent l’esthétique des peintures caravagesques et baroques, illustrent la beauté des liens humains, mais aussi leur fragilité. L’artiste interroge à travers ces « gestes de la mémoire » l’état du corps social, du monde et de la société française et pose davantage la question de la transmission et de celle de la place de la colonialité qui perdure et qui se transmet encore aujourd’hui dans le discours des enfants issus de l’immigration.
Avec subtilité et tendresse, le réalisateur Hassen Ferhani (né en 1986 à Alger, vit et travaille à Marseille) clôt la visite de ce troisième étage. Avec 143 rue du Désert (2019), il nous transporte vers le petit relais tenu par Malika, une dame d’âge mûr qui vit depuis 1994 en quasi-autarcie au milieu du désert. Son café est une des rares étapes pour les camionneurs et les voyageurs qui traversent le désert algérien. L’installation rassemble des photographies, un diaporama argentique et des extraits de vidéos prises pendant le tournage du long métrage 143 rue du Désert. Elle dresse une image de la vie et de l’intimité de la patronne dans son échoppe, tel un havre de paix en plein Sahara. L’œuvre est conçue par l’artiste comme une carte postale adressée à Malika, un hommage qui laisse néanmoins entrevoir l’état de la société algérienne par le prisme du microcosme saharien.
Regards sur le cosmopolitisme algérien
La scénographie du quatrième étage se caractérise par un jeu intergénérationnel qui montre la multiplicité et la diversité des expériences esthétiques et formes d’expression de l’art contemporain algérien. L’actualité politique et les différentes fractures de l’histoire constituent un terrain fertile pour la créativité, malgré les difficultés auxquelles sont confrontés les artistes algériens. Les artistes plasticiens abordent ici, à partir de leur expérience individuelle, les situations plurielles du temps présent. Chacun à leur manière, ils tentent de raconter comment ils s’imprègnent de l’histoire, des symboles et des cultures qui les entourent.
L’espace s’ouvre sur une peinture de Mohamed Khadda (1930-1991) datant des années soixante et exposée pour la première fois. Considéré comme l’un des fondateurs de l’art moderne en Algérie, Khadda fait partie des principaux représentants de la « peinture du signe ». Peintre figuratif à ses débuts, l’artiste s’engage par la suite dans l’abstraction, style dans lequel il mêle les formes géométriques de l’art berbère et de la calligraphie arabe.
Cette même démarche se retrouve des décennies plus tard dans la pratique du graphiste et plasticien Mourad Krinah (né en 1975 à Alger, où il vit et travaille), exposé aux côtés de Khadda. Ces deux artistes partagent une approche picturale qui consiste à fragmenter les objets. L’impression numérique sur papier peint de Krinah est composée d’une juxtaposition d’images de presse, de textes, de photographies et de motifs représentant un manifestant sahraoui vêtu d’une chemise en flanelle et d’un masque à gaz. Il brandit une pancarte portant un slogan en arabe et en français sur lequel est marqué Non au gaz de schiste. Krinah met en lumière l’exploitation du gaz de schiste en Algérie, dont l'impact sur l'environnement fait l’objet d’une vive opposition de la société civile depuis 2015. Le choix du détournement photographique crée une certaine confusion sur la temporalité et la géographie de l’événement, dont on serait incapable de situer les origines, tant le sujet s’inscrit dans une esthétique politique mondialisée.
Lydia Ourahmane (née en 1992 à Saïda, vit et travaille à Alger) se démarque avec son installation, dans laquelle elle explore la mémoire et l’intimité des souvenirs de sa maison familiale en Kabylie. Dans Oskar and Ola (2019), l’artiste s’intéresse à la question de l’absence. L’œuvre se compose de deux colliers de chiens attachés à leur chaîne en acier, appartenant aux deux bergers allemands de la famille. La scène semble figée dans le temps et son histoire constitue un puzzle qui se construit à partir d’indices. Deux taches rouges apparaissent sur les colliers. Ourahmane fait référence ici aux mesures de répression et d’intimidation utilisées par le gouvernement algérien en 2019, qui a mis sous scellés plusieurs lieux de culte protestants et les maisons appartenant à des familles protestantes. La maison familiale de l’artiste en fait partie. Les chiens, seuls témoins de cette percussion, se retrouvent à quelques mètres de là, dans sa vidéo Boudjima (2020), où ils jouent librement dans les paysages de la grande Kabylie. Les chiens ont ici un double sens symbolique : à la fois en tant que gardiens de la mémoire mais aussi en tant que symboles de la résistance face à l’État. Cette œuvre résonne avec le Paysage aux maisons et collines (1966) de Baya, une peinture dans laquelle elle explore la relation entre le paysage et l’habitat en Algérie.
La pièce sonore de Louisa Babari (née en 1969 à Moscou, vit et travaille à Paris) traite de la micro-histoire et des questions liées au texte, à la langue et à la traduction de la mémoire. L’artiste choisit de faire entendre un extrait de la plaidoirie de Djamila Bouhired, écrit par son avocat Jacques Vergès et par l’écrivain Georges Arnaud en 1957, et lu par sa fille alors âgée de 6 ans. Au-delà de l’aspect doux et poétique de cette Lecture (2017) de l’enfant, l’œuvre dérange à cause du processus de répétition et de reconstruction de la violence de ce fait colonial.
Itinéraires esthétiques
L’installation Sans titre, septembre (1990) de Nasser Bouzid canalise le centre de la pièce du quatrième étage. Cette série en bois de plusieurs éléments géométriques crée une sorte d’illusion dans la perception du temps et de l’espace. L’enjeu plastique et conceptuel se rapproche du courant minimaliste et de celle de l’esthétique de « l’économie du peu » qui caractérise la personnalité de l’artiste dont on ignore la date et le lieu de naissance. La lecture de l’œuvre se fait au travers d’une circulation périphérique. Cette organisation sculpturale crée un double paradoxe entre espace ouvert et fermé, entre objet et corps.
Fella Tamzali Tahari (née en 1971 à Alger, vit et travaille à Alger) explore dans son acrylique sur toile Mare Nostrum (2019) l’impact de l’architecture et de la peinture figurative au sein de l’espace domestique des femmes algéroises. Mi-réalistes, mi-symboliques, ces peintures s’appuient sur le geste comme langage corporel pour former les figures. Les éléments aquatiques se superposent avec ceux de l’espace architectural à partir desquels prennent forme les corps et les figures. Une atmosphère troublante se dégage de ces corps à l’esthétique éthérée et onirique.
Dans Made in the USSR (2019), Sadek Rahim (né en 1972 à Oran où il vit et travaille) use de différentes esthétiques entre références locales et culture globale (Gaité) pour évoquer l’histoire des relations politiques et économiques entre l’Algérie et l’URSS. L’œuvre se compose d’un tapis suspendu de style oriental, dont une partie de la surface est mobilisée par le poids d’une pompe à injection en métal rouge. Sadek Rahim cherche dans cette œuvre à démystifier les utopies du socialisme, sur lequel reposent les politiques économiques de son pays. La symbolique du tapis renvoie à l’imaginaire orientaliste et évoque une mise en échec du discours des dirigeants algériens au sujet des ressources naturelles prétendument illimitées. L’œuvre porte un regard critique sur les politiques économiques et sociales du gouvernement algérien.
À la manière de Merzak Allouache dans Omar Gatlato, Sara Sadik (née en 1994 à Bordeaux, vit et travaille à Marseille) brosse dans sa vidéo Khtobtogone (2020-2021), le portrait émouvant et complexe de Zine, un jeune homme âgé de vingt ans. Le thème s’inscrit dans la lignée des sujets « beurcore » chers à Sadik sur la jeunesse des quartiers populaires, notamment celle de la diaspora maghrébine. Le terme « Beurcore » a été instauré par l’artiste elle-même pour définir son travail. Il s’agit selon elle de la culture de la jeune diaspora maghrébine en France, dans tout ce qui est créé ou utilisé par cette communauté qu’il s’agisse de musique, de mode, du langage, ou de visuels, etc (Spina). Dans cette vidéo d’une durée de dix-sept minutes, réalisée à partir d’images du célèbre jeu vidéo Grand Theft Auto, l’histoire suit les aventures de Zine, qui s’apprête à demander en mariage sa petite amie, jouée par l’artiste. Commence alors une quête personnelle avec en voix off le monologue intérieur de Zine qui aspire à devenir un Rajel (homme). Cette vidéo est une réflexion subtile sur la violence structurelle et à la pression sociale, visant à déconstruire les représentations de l’adolescence, de la masculinité et de l’image de la population d’origine maghrébine, souvent érotisée ou méprisée.
L’exposition se termine par la remarquable vidéo politique Occidental Sahara. Between Homunculus and Reality (2019) d’Ahmed Abdelaali Merzagui (né en 1993 à Tlemcen, où il vit et travaille), dans laquelle l’artiste nous interpelle sur le quotidien du peuple sahraoui en Algérie et dans les territoires libérés du Sahara occidental. Cette vidéo s’inscrit dans une approche psycho-philosophique et sociale dans laquelle l’artiste crée une réalité muable à partir d’une scène en constant changement. Le défilé des images, décrites par un dispositif de synthèse vocale hors champ et accompagnées par un fond sonore de musique électronique, plonge le spectateur dans une atmosphère tragi-comique où s’entremêlent sous-entendus politiques et banalités de la vie quotidienne, créant un sentiment de malaise et interrogeant le spectateur sur les vérités considérées comme acquises.
« En attendant Omar Gatlato » est une exposition inédite qui réunit pour la première fois en France des artistes locaux, et ceux de la diaspora, qu’ils soient établis ou émergents. Le principe de l’enquête, d’échanges et de dialogues montre le sens de la singularité et l’impossibilité de l’hégémonie de la production artistique algérienne. Elle confirme également la difficulté à donner une représentation unique de l'Algérie. Sa curatrice Natasha Marie Llorens, nous invite à mettre de côté nos a priori, nos imaginaires et nos opinions sur ce qu’est l’Algérie, et à contempler et à découvrir un monde de rencontres avec l’art. Ainsi, plutôt que de chercher à définir le pays à partir de son art, le visiteur est amené à s’interroger sur l’effet que provoque l’Algérie sur la production culturelle. Les recherches plastiques qui ont été menées attestent que les artistes algériens, au-delà de leurs différences esthétiques et de leurs origines géographiques, se rejoignent souvent par l’intermédiaire d’une histoire ancrée dans le socle commun de l’appartenance à l’Algérie. Les œuvres de cette exposition, qui n’a malheureusement pas été beaucoup visitée du fait de la crise sanitaire qui a engendré la fermeture des institutions culturelles, répondent avec sensibilité et subtilité aux contradictions qui structurent la société algérienne. Elles montrent comment l’art peut mettre au défi l’imaginaire et la mythologie nationale. Au lieu d’essentialiser les artistes et d’enfermer les œuvres dans une thématique, les discours de cette exposition n’inventent pas une scène artistique. Ils ne parlent pas non plus « d’émergence » d’un art algérien. A contrario, ils proposent de montrer l’histoire de la construction d’une pratique artistique riche, multiple et variée, dans une approche qui donne une importante perspective à l’analyse de chaque production, leur offrant ainsi, malgré les limites esthétiques de certaines œuvres, un contexte historique, philosophique, scénographique et intellectuel. « Omar Gatlato » constitue à notre sens, un bon point de départ pour celles et ceux qui souhaitent comprendre l’Algérie, non seulement du point de vue de la création artistique, mais aussi de manière plus générale. Encore faut-il que les chercheurs, commissaires d’expositions et les institutions – qu’elles soient algériennes ou françaises – acceptent de suivre l’exemple de l’équipe de centre d’art contemporain Triangle – Astérides qui a initié ce premier travail décolonial en invitant Llorens à faire cette exposition. Une entreprise qui s’impose davantage comme une nécessité absolue. Il était temps de montrer un aperçu de l’ampleur de la complexité et de la diversité de cette scène artistique caractérisée par des enjeux internationaux et disparates.
Bibliographie
« Djamel TATAH. Solo Show ». Livret de l’exposition éponyme, 23 – 24 février 2019, 1 :54 Marrakech – Booth 10, http://galeriepoggi.com/cspdocs/exhibition/files/dp_1_54_djamel_tatah_fr.pdf. Consulté le 25 février 2021.
Gaité, Florian. « Plasticien du bled. De Sadek Rahim au hirak, l’art contemporain algérien en quête d’autonomie ». Critique d’art, automne/hiver 2020, http://journals.openedition.org/critiquedart/53874. Consulté le 1eravril 2021.
Llorens, Natasha Marie. Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Contemporary Art from Algeria and Its Diaspora.Sternberg Press, 2019.
Llorens, Natasha Marie. Entretien. Réalisé par Zouina Ait Slimani, le 12 février 2021.
Spina, Costanza. « Sara Sadik. La claque beurcore qui secoue l’art émergent ». Manifesto.XXI., 26 juin 2019, https://manifesto-21.com/sara-sadik-beurcore/. Consulté le 23 février 2021.
Tamzali, Wassyla. En attendant Omar Gatlato : regard sur le cinéma algérien. En.A.P., 1979.
Biographie
Après l’obtention d’un Master 1 avec un mémoire sur l’artiste irakien Dia al-Azzawi, et d’un Master 2 sur l’étude des pratiques artistiques dans les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) des années 1950 aux années 1970, à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Zouina Ait Slimani travaille actuellement sur une thèse en Esthétique, histoire et théories des arts à l’École normale supérieure de Paris en cotutelle avec l’Université de Genève. Son sujet de recherche porte sur « La critique d’art en Irak (1931-1982) : Au cœur de la construction discursive, transnationale et sociale du champ artistique irakien ». Ce travail est soutenu par plusieurs bourses doctorales, dont celle de de Translitterae, attribuée par l’École normale supérieure de Paris (2020-2021), d’une bourse de la fondation Ernst & Lucie Schmidheiny (2021-2022) et d’une bourse de cotutelle attribuée par Suissuniversities (2019-2022). En parallèle de ces activités, elle fait partie du comité d’organisation de Manazir.
How to cite this review: Zouina Ait Slimani, "En attendant Omar Gatlato", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, 30 June 2021, https://www.manazir.art/blog/en-attendant-omar-gatlato