Le Maghreb se réapproprie le Bauhaus
Compte rendu de l’exposition « bauhaus imaginista ». Zentrum Paul Klee, Berne, 20 septembre 2019 – 12 janvier 2020
Zouina Ait Slimani, École normale supérieure/Université de Genève
Date de publication: 12.3.2020
Quel regard poser sur le Bauhaus un siècle après sa fondation ? À l’occasion du centenaire de la célèbre école d’art, de design et d’architecture fondée en Allemagne (1919-33), l’exposition « bauhaus imaginista » prône une histoire cosmopolite, résultant d’échanges culturels et de circulations de concepts à partir d’une perspective transnationale. Sous le commissariat de Marion von Osten et Grant Watson, l’exposition « bauhaus imaginista » se présente comme un programme international de recherche et d’expositions. Initié par la Bauhaus Kooperation Berlin Dessau Weimar, le Goethe-Institut et la Haus der Kulturen der Welt (HKW) à Berlin, il a été mené en étroite collaboration avec des chercheurs du monde entier provenant de plusieurs institutions internationales. Avant les deux grandes rétrospectives en Allemagne et à Berne, présentant une synthèse de l’ensemble des événements à la HKW (15 mars – 10 juin 2019), et au Zentrum Paul Klee (ZPK) de Berne, des expositions sous la forme d’un work in progress, ont été montrées dans différents pays participants. Les commissaires de l’exposition « bauhaus imaginista » envisagent des échanges culturels, non pas à travers le prisme « d’impacts et d’influences » mais à partir de l’étude des « interactions, des résonances et de la réception du Bauhaus » à l’échelle internationale. Étant donné que l’objectif de ce projet est de se défaire de l’historiographie nationale et occidentale en abolissant les frontières entre l’Europe et le reste du monde, de 2016 à 2019, des recherches ont été menées en Afrique, en Asie, en Amérique (Nord et Sud), en Russie et en Grande-Bretagne, réunissant des chercheurs, des responsables culturels mais aussi des artistes contemporains invités à réagir à un certain nombre de problématiques. De cet internationalisme, l’exposition tente de démontrer comment sont formulées les interprétations et les appropriations des concepts du Bauhaus en dehors de l’Europe dans des contextes coloniaux ou postcoloniaux, à partir d’un discours transculturel de la modernité.
L'héritage extra-occidental du Bauhaus
« bauhaus imaginista » se décline en quatre sections, chacune basée sur un objet sélectionné pour défendre « une thèse de ses particularités historiques » et « des travaux précurseurs » : « Corresponding With » s’appuie sur le Manifeste du Bauhaus, écrit par Walter Gropius en 1919, ici mis en dialogue avec l’histoire de l’enseignement d’art en Inde et au Japon, qui prône l’importance d’une modernisation des conditions de vie, mais aussi comme une relecture critique des systèmes d’enseignement des arts et du design. « Learning From » prend forme autour de Tapis de Paul Klee (1927), section qui s’intéresse à l’étude de la réappropriation des productions culturelles extra-européennes, mais aussi à l’intérêt du Bauhaus pour l’artisanat et les objets faits main, à partir de l’étude de sources non-occidentales. En effet, la renaissance des cultures précoloniales sur le plan artistique est au centre de « Learning From », en Amérique du Sud (Brésil et Mexique), et en Afrique du Nord à travers le cas du Maroc. Une part importante de cette section est consacrée à l’étude de l’appropriation coloniale illégitime et violente des biens culturels, tenant ainsi compte de la désintégration sociale, économique et politique des peuples colonisés.
Dans « Moving Away », à partir du collage de Marcel Breuer ein bauhaus-film. fünf jahre lang créé en 1926, l’exposition montre l’évolution des débats et des recherches sur le design durant la première moitié du 20e siècle, à travers le cas de l’Union Soviétique, de l’Inde, de la Chine, de Taïwan, de la Corée du Nord et du Nigeria. Enfin, « Still Undead » s’intéresse aux Jeux de lumière colorée réfléchissante de Kurt Schwerdtfeger (1922). Montrée pour la première fois dans l’appartement de Kandinsky, l’œuvre combine sons, formes lumineuses et silhouettes abstraites en mouvement. Cette quatrième section retrace donc les différentes expériences artistiques réalisées à partir de la lumière, du son et des nouvelles technologies.
Au Zentrum Paul Klee, la partie sur le Maghreb se présente en deux temps. Le premier aborde les vidéos de Kader Attia, qui s’articulent autour de questionnements sur le processus ininterrompu d'appropriation et de réappropriation culturelle et sur la complexité des notions liées aux restitutions des biens culturels. D’une durée de 30 minutes, la vidéo intitulée Mélancolie Coloniale se présente sous la forme d’un dialogue entre l’artiste et sa mère sur les bijoux berbères. À partir de son regard avisé, l’artiste nous livre des clefs de lecture sur les bijoux berbères qui se distinguent par les couleurs vives et leur raffinement. Fabriqués en argent, ils sont généralement ornés de coraux et parfois d’émaux incrustés. Cependant, une observation approfondie révèle la présence de quelques éléments étrangers tels que des portraits du roi des Belges Léopold II, ou encore, une allégorie de la République française.
Dans ce travail, l’artiste explore les stratégies de réparation à travers les traces de disparition et d’effacement de l’histoire des objets qui, loin de leur contexte initial, ont été non seulement détachés de leurs corps social et physique, mais aussi de leur signification originale et de leurs identités. Donc, retrouver le corps social qui les porte, pour comprendre leurs interactions avec l’histoire coloniale constitue le nœud de recherche de Kader Attia. Cette tournure permet à la fois la compréhension des objets et de leurs pleines identités, mais aussi une réinterprétation juste des malentendus culturels issus d’un discours idéologiquement colonialiste. Contexte dans lequel les objets se trouvent relégués sous la simple étiquette ethnographique.
L’intégration d’éléments étrangers dans la fabrication des bijoux montre ici que nous sommes face à un schéma sans fin et répétitif d’échanges et de réappropriations. Pour Attia, la production et la consommation des biens culturels est le résultat des rencontres transculturelles qui entraînent une circulation imprévisible de significations dans des directions diverses. Processus durant lequel l’objet passe par une phase de désintégration de l’appartenance d’origine, acquérant ainsi une nouvelle identité, à la fois physique et symbolique. De plus, l’intégration de ces éléments étrangers par les artisans colonisés constitue un acte de réappropriation de leur identité en tant que sujets, créant ainsi une modernité qui leur est propre. Cette réparation est pensée chez l’artiste non pas comme un signe d’allégeance aux valeurs du colonisateur, mais comme un acte subversif opposé à la modernité, suivant ainsi ses propres règles, à la fois comme résistance au système imposé, mais aussi comme réappropriation et adaptation de la culture de l’autre.
Dans sa seconde vidéo The Body’s Legacies :The Objects, Kader Attia aborde la question des biens culturels datant de la période de l’esclavage et de la colonisation. Ils ont été extraits de leurs pays d’origine par des procédés souvent douteux : butins coloniaux, objets soi-disant « acquis » ou « achetés », ou issus du trafic illicite de biens culturels. Ces artefacts ont intégré les collections privées et publiques de différents musées occidentaux, où ils sont encore exposés dans quelques cas de figure, à partir d’un point de vue scientifique purement occidental.
Le 28 novembre 2017, le Président français Emmanuel Macron, alors en déplacement dans la ville de Ouagadougou au Burkina Faso, défraie la chronique en déclarant s’engager sur une période de cinq ans en faveur des restitutions temporaires ou définitives d’objets du patrimoine africain. S’ensuit alors en France, mais aussi dans d’autres pays, un long débat sur la question de la restitution. Dans sa vidéo, l’artiste soulève de nombreux questionnements autour de la notion de restitution, prenant en compte les différents contextes de dépossession. Après ces nombreuses explorations sur l’expérience humaine et intellectuelle des situations d’« entre-deux », qui traitent des circulations entre l’Europe et l’Afrique, à la fois sur le plan géographique, culturel, religieux et sexuel, l’artiste s’intéresse désormais à l’entre-deux des artefacts sous le paradigme des « réparations ». Dans ce travail, Attia s’éloigne des codes formels et esthétiques et privilégie une approche documentaliste et scientifique, réunissant des chercheurs, des professeurs et des conservateurs de musées autour des histoires de dépossessions et des problématiques plus largement liées à la restitution. Ces questions ne concernent pas uniquement l’Afrique mais aussi l’Europe, dans la mesure où ces objets résultent d’un passé commun et d’une histoire partagée dont tout le monde a été acteur, et ce malgré l’aspect dominant-dominé. Les différents acteurs tentent de soulever la limite de ces restitutions. Souvent acquis dans des contextes coloniaux et esclavagistes, on se trouve aujourd’hui face à des objets anciens dont l’histoire est parfois méconnue et dont l’importance patrimoniale et historique n’est pas toujours reconnue. D’ailleurs, ce manque de considération ne concerne pas uniquement les musées occidentaux, mais aussi les institutions politiques et culturelles des pays anciennement colonisés qui, à cause de l’absence de la volonté de transmettre cette histoire et, en raison du manque de connaissance et de moyens qui sont mis à leur disposition, ne sont pas toujours en mesure de mener à bien ces projets de restitution. Ce travail soulève aussi la question de l’authenticité d’œuvres ayant perdu leur essence car devenues occidentales. À qui donc appartiennent ces œuvres ? Et qui aurait la légitimité de se nommer gardien de ces objets ? Les (anciens) colonisés ou les colonisateurs ?
Les œuvres de Kader Attia sont mises en dialogue avec les recherches de Maud Houssais, chercheuse et curatrice indépendante basée au Maroc. Celle-ci travaille sur les échanges entre les théories du Bauhaus et la modernité au Maroc, à travers l’exemple de l’École de Casablanca (1962-72) et du projet dit des « Intégrations » initié par le cabinet d’architectes Faraoui et de Mazières, qui lance un programme de plusieurs commandes entre 1968 et 1978 auprès des artistes marocains et étrangers pour concevoir des œuvres conçues spécifiquement pour leurs projets architecturaux, permettant ainsi, d’introduire l’art dans l’espace public. L’exposition tente également de démontrer les éléments communs entre le Maroc et le Bauhaus à travers ce nouveau programme pédagogique d’enseignement expérimental. Dans cette section, l’attention a été portée sur l’introduction des formes artistiques traditionnelles et artisanales dans le modernisme par les membres des artistes du groupe dit « de Casablanca ».
Cette partie consacrée au Maroc plonge le visiteur dans le contexte de l’effervescence de cette école, retraçant le mouvement radical de « décolonisation des arts » par l’enseignement. L’exposition prend forme à partir des revues culturelles marocaines exposées au centre de la pièce : Maghreb Art (1965-69), Souffles (1966-72) et Intégral (1971-77). Ces trois revues se présentent comme étant l’élément catalyseur d’un nouveau courant de pensée, à la fois dans le domaine des arts plastiques, mais également dans d’autres domaines du savoir, tels que la littérature. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée d’un renouvellement de la pensée œuvrant pour une décolonisation des arts mais aussi de la culture au Maroc. Quelques numéros ont été reproduits pour l’occasion, et sont mis à la disposition du visiteur. Au côté de ces revues, on découvre d’autres archives liées aux événements artistiques des membres de l’École de Casablanca : affiches d’expositions, photographies, articles de presse.
Les archives de cette école sont mises en dialogue avec les œuvres du projet « Intégrations », réalisés par des artistes marocains de la génération postindépendance et projetées sous la forme de diapositives, rassemblées par la chercheuse Maud Houssais en collaboration avec l’artiste photographe Jawad Elajnad, également monteur vidéo et scénographe. Les collaborations entre les architectes Abdeslam Faraoui et Patrice de Mazières et les artistes marocains ont durées quinze ans, les œuvres sont intégrées dans des infrastructures dont la reconfiguration des bâtiments avait permis l’aménagement des espaces pour l’art. Ainsi, de nombreuses œuvres ont été créées in situ dans différents espaces bâtis (hôtels, banques, préfectures, universités, etc.) opérant une synthèse des arts qui contribue à repenser le corps social par la pratique artistique. Une projection de diapositives de 7 minutes 51 secondes montre l’ensemble des œuvres plastiques qui se trouvent dans des bâtiments publiques et privés : les tapisseries de Claudio Bravo à l’Hôtel de Taliouine (1971-72), la fresque de Mohamed Chabâa à l’Hôtel du Dadès, Boumalne (1970-71), les panneaux muraux en bois et en céramique réalisés par Mohamed Chabâa et Mohamed Melehi dans les hôtels Les Roses du Dadès et Les Gorges du Dadès, tous deux situés dans la vallée du Dadès à Souss dans le sud du Maroc.
Pour finir, la section marocaine offre au spectateur quelques exemples d’œuvres picturales des artistes Mohamed Melehi et Farid Belkahia. On y trouve également une œuvre d’Ahmed Cherkaoui (1934-67), considéré comme l’un des précurseurs de la peinture moderne au Maroc ; ses recherches sur la calligraphie arabe, la céramique, l’orfèvrerie, les tatouages et le signe berbère ont ouvert le champ pour une génération d’artistes marocains de l’exploration d’une synthèse entre les traditions artistiques populaires marocaines et la modernité artistique européenne.
Les modernités artistiques au Maroc : quelles méthodes ?
En coopération avec le Goethe-Institut au Maroc et le Cube – independent art room au Maroc, le projet marocain intégré au volet « Learning From » est le premier évènement qui marque le lancement de ce programme. L’origine de ce projet remonte au 23 mars 2018 : à partir de Tapis de Paul Klee, témoignant de l’intérêt accordé par le Bauhaus aux formes artisanales de l’Afrique de Nord, l’atelier de recherche a consacré une table ronde aux modèles d’appropriation et d’application des théories du Bauhaus au Maroc. L’un des objectifs premiers était de proposer des outils méthodologiques et théoriques pour aborder l’histoire de l’art marocain. Cette exposition questionnait les modalités d’écriture d’une modernité artistique qui prendrait en compte une cartographie changeante et mouvante, qui comprendrait des récits alternatifs, aux côtés de ceux qui sont produits par les institutions muséales occidentales. En outre, l’atelier New Methodologies visait à proposer d’autres paradigmes pour penser l’histoire de l’art des pays anciennement colonisés, à partir des discours locaux, souvent éclipsés et marginalisés par le discours occidental sur l’art. À cette occasion, l’artiste Kader Attia avait présenté son nouveau projet sur les bijoux berbères mené sur place à Rabat, que l’artiste avait intégré à une série intitulée « Signs of Reappropriation as Repair ».
En 1962, l’artiste Farid Belkahia (1934-2014) est nommé directeur de l’École de Casablanca, anciennement appelé (École des Beaux-Arts de Casablanca), il s’entoure par la suite d’une équipe pédagogique composée des artistes Mohamed Melehi (né en 1936) et Mohamed Chabâa (1935-2013). En 1964, l’historienne de l’art italienne Toni Maraini (née en 1941) rejoint le collectif, et y devient professeure d’histoire de l’art. L’équipe inclut également le Hollandais Bert Flint (né en 1931), anthropologue passionné d’arts populaires et de traditions rurales. Dès lors, la nouvelle École de Casablanca manifeste la nécessité d’une prospection du patrimoine artistique populaire et traditionnel du Maroc, dont l’objectif est de renouveler les activités, les programmes et la pédagogie d'une école restée très coloniale à la fois dans sa pratique et dans son esprit. De plus, les ambitions de ce groupe s’accompagnent d’une volonté de réhabilitation de la figure de l’artiste-artisan. Ce discours va à contre-courant de l’éducation artistique des beaux-arts et des effets d’assignation et de cloisonnement d’indigénisme et de folklorisme hérités de la colonisation française.
Cette vision est mise en dialogue avec l’enseignement de l’école du Bauhaus, dont les artistes marocains avaient connaissance. En effet, il est important de rappeler que ce collectif était impacté par le Manifeste du Bauhaus. Déjà en 1965, Maraini écrivait que son travail était « inspiré par les idées et les méthodes de la première véritable école d’art moderne, le Bauhaus ». En plus des cours d’art moderne qui incluaient l’étude du Bauhaus introduit par Toni Maraini, de nombreux peintres marocains ont suivi de très près les expériences « orientales » d’artistes tels que Klee et Kandinsky, ou encore celles des membres de l’école du Bauhaus (les écoles de Weimar et Dessau), dont ils ont entendu parler durant leurs séjours à l’étranger.
Ainsi, ces références occidentales constituent pour les Marocains un lien direct avec les mouvements artistiques internationaux du tournant du 20e siècle. Belkahia déclare avoir « été complètement bouleversé par sa découverte à Prague des peintures de Paul Klee », tandis que Chabâa relate son enthousiasme face aux découvertes du « lyrisme de Kandinsky », qui l’a aidé à s’exprimer dans une peinture abstraite. Le lien de ces deux objets d’études avec le Bauhaus se manifeste selon Maud Houssais par la mise en place d’une nouvelle pédagogie expérimentale, qui tend à abolir les frontières entre les beaux-arts et les arts dits mineurs.
De la théorie à la pratique : exposition « Learning From » au Cube – independent art room, Rabat (23 mars – 20 avril 2018)
Les recherches de « bauhaus imaginista » avaient donné lieu à une première exposition au Cube – independent art room à Rabat, durant laquelle le public marocain avait pu découvrir les prémices du travail de Kader Attia et des recherches de Maud Houssais dont l’exposition présentée au Zentrum Paul Klee est issue. Cette première exposition prenait forme autour des archives racontant l’histoire de l’École de Casablanca et du projet « Intégrations ». Ces archives, dont la plupart sont privées, appartiennent à des acteurs directs de cette histoire, jouant ainsi le rôle de gardiens de la mémoire, tels que Maraini et Melehi ou les descendants des familles Chabâa, Faraoui et de Mazières. L’étude de cette documentation s’inscrit, selon les organisateurs du projet, dans un processus de requalification d’objets patrimoniaux. Il s’agit là d’une démarche nécessaire pour la construction d’un récit permettant une réécriture de l’histoire de l’art qui prendrait en compte à la fois les expériences pédagogiques et artistiques, mais aussi l’étude des documents historiques et des archives fictives. L’ensemble de la documentation réunit des revues culturelles marocaines, des photographies, des affiches d’expositions, des articles de presse, des ouvrages consacrés à l’art et des maquettes de projets architecturaux.
La scénographie était organisée en quatre sections « Maghreb Art : entre revue culturelle et support pédagogique » retraçait le rôle de cette revue publié par l’École de Casablanca, sous la direction de Bert Flint et de Toni Maraini. L’histoire de Maghreb Art est indissociable de celle de l’histoire de l’art moderne marocain, dans la mesure où elle a joué un rôle de catalyseur d’un débat sur l’art et sur les nouvelles orientations artistiques en opposition avec les anciennes tendances esthétiques colonialistes. Cette revue a également permis la réception de nouvelles pratiques, tout en prenant en compte un patrimoine dont l’origine se nourrit du multiculturalisme de la région, faisant ainsi la synthèse entre modernité et héritage. Le but des commissaires était de mettre en lumière le double rôle de cette revue à la fois culturelle et pédagogique. Bien qu’il s’agisse d’une publication éphémère, l’importance de Maghreb Art se manifeste en tant que témoin historique nécessaire pour comprendre le contexte de l’École de Casablanca, notamment dans la restitution des fondements historiques, esthétiques, et sémantiques du concept de tradition. Dans l’exposition, la revue est mise en dialogue avec les documents pédagogiques qui étaient proposés par les enseignants : on y trouve un cours d’histoire de l’art dirigé par Toni Maraini dédié au Bauhaus, ainsi que quelques plaquettes pédagogiques conservées par cette dernière, des reproductions de travaux graphiques d’étudiants, des coupures de presse et d’articles relatant l’expérience de cette école, des photographies des séances des ateliers de peinture dirigés par les enseignants (Melehi et Chabâa), des articles de Bert Flint ainsi que quelques références d’ouvrages sur l’art au Maroc.
La deuxième section, « Rejoindre le public populaire là où il se trouve », était consacrée à la documentation des travaux artistiques montés dans des espaces publics, en collaboration avec le cabinet Faraoui. Les documents d’archives montrent également des vues d’expositions des étudiants de l’école : en 1968 à la galerie des Beaux-Arts du parc de la Ligue Arabe, ainsi que des documents de l’exposition « Présences plastiques » de 1969 à la place Jemaa el-Fna à Marrakech, avec entre autres les artistes Mohamed Ataallah, Belkahia, Chabâa, Mustapha Hafid, Mohamed Hamidi et Melehi.
Le troisième espace disposé au centre de la pièce, « Des nouvelles valeurs collectives », retraçait le rôle de Souffles et Intégral qui ont succédé à Maghreb Art. Ces deux revues prônaient également une décolonisation de la culture, et ce dans tous les domaines. De nombreux projets d’exposition furent menés sous la forme d’ateliers de travail, réunissant à la fois professeurs et étudiants, ou des expositions dans différents lieux publics, comme l’exposition annuelle de 1968 dans le parc de la Ligue Arabe, ou encore « Présence Plastique », sous la forme d’un cycle d’expositions, dont l’objectif était de mettre l’accent sur l’importance d’une vulgarisation des arts, la critique du pouvoir des institutions et leurs manque d’investissement, la nécessité d’une synthèse des arts qui doivent « concourir à un nouveau projet de société et être utiles au quotidien ».
À travers l’étude de cette période charnière, où les membres de l’École de Casablanca vont mettre en place un programme d’exploration de l’artisanat nord-africain, le volet marocain de « bauhaus imaginista » a réussi le pari de dépeindre l’histoire des modernités artistiques au Maroc, prenant en compte les différentes collaborations artistiques touchant à l’artisanat, à l’architecture et au design, préparant ainsi le chemin à une modernité qui tient compte de la tradition et de la culture de son pays, qui est ancrée dans la vie quotidienne de tous et comprise par tous.
L’exposition démontre également que l’approche de cette modernité passe, d’une part, par la révisiondes sources locales et des histoires nationales, et d’autre part, par une réévaluation du patrimoine, aboutissant ainsi à une nouvelle épistémologie d’une modernité artistique postcoloniale, prenant en considération les apports de l’artoccidental mais aussi traditionnel et populaire du Maroc, héritier d’une identité multiculturelle. Toutefois, il ne faudra pas perdre de vue que l’exemple de l’École de Casablanca n’est qu’une partie d’une histoire de l’art marocain, d’où l’importance d’un regard historique beaucoup plus large, prenant également en compte l’enseignement et les expériences de l’École Nationale des Beaux-arts de Tétouan fondée en 1945 par les Espagnols au nord du Maroc, de même que les trajectoires individuelles de quelques artistes fondateurs comme Ahmed Cherkaoui (1934-67) et Jilali Gharbaoui (1930-71). Il y aurait donc non seulement différentes tendances artistiques, mais aussi des origines multiples de la peinture moderne marocaine, suivant ainsi d’autres enseignements et inspirations, mais aussi différentes interrogations et compréhensions de ce que doit être la modernité artistique marocaine, ce qui nécessiterait des recherches plus approfondies, à la fois documentaires et comparatives.
Bibliographie
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Biographie
Après l’obtention d’un Master 1 avec un mémoire sur l’artiste irakien Dia al-Azzawi, et d’un Master 2 sur l’étude des pratiques artistiques dans les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) des années 1950 aux années 1970, à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Zouina Ait Slimani travaille actuellement sur une thèse en Esthétique, histoire et théories des arts à l’École normale supérieure de Paris en cotutelle avec l’Université de Genève. Son sujet de recherche porte sur « La critique d’art en Irak (1931-1982) : Au cœur de la construction discursive, transnationale et sociale du champ artistique irakien ». Ce travail est soutenu par plusieurs bourses doctorales, dont celle de de Translitterae, attribuée par l’École normale supérieure de Paris (2020-2021), d’une bourse de la fondation Ernst & Lucie Schmidheiny (2021-2022) et d’une bourse de cotutelle attribuée par Suissuniversities (2019-2022). En parallèle de ces activités, elle fait partie du comité d’organisation de Manazir.
How to cite this review: Zouina Ait Slimani, "Le Maghreb se réapproprie le Bauhaus", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, 12 March 2020, https://www.manazir.art/blog/le-maghreb-se-reapproprie-le-bauhaus-ait-slimani