« Le cheveu de Muʿawiya », une exposition aux tons de l’histoire, de l’amour, et de la politique

Compte rendu de l’exposition « Le cheveu de Muʿawiya », Centre d’art contemporain 32Bis, Tunis

2 juin – 31 octobre 2023

Haithem Jemaiel, Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis

 

Date de publication: 14.11.2023

 

L’exposition collective intitulée « Le Cheveu de Muʿawiya », s’est tenue au 32bis à Tunis dans un premier temps du 2 juin au 14 juillet, et a réouvert pour une deuxième période à partir du 15 septembre jusqu’au 31 octobre 2023. Curatée par la commissaire franco-égyptienne Nadine Atallah, elle réunit vingt-et-un artistes provenant d’horizons différents.

En s’appuyant sur une lecture historique et poétique de la période tumultueuse des débuts de la civilisation arabo-islamique, cette exposition se présente comme une exploration artistique qui interroge les images, les formes, et les enjeux sociopolitiques qui la caractérisent, tout en les mettant dans la perspective de leurs résonances avec le contexte actuel.  

Embrassant en langue arabe les idées de désordre, de discorde et de sédition, c’est aussi avec ses fortes connotations politiques et religieuses, qu’une notion, la fitna, a été adoptée par Nadine Atallah comme fil conducteur lui permettant de tisser des liens formels et conceptuels qui structurent cette exposition d’envergure. Dans cette perspective, les œuvres d’art sélectionnées, ainsi que celles produites pour l’occasion, constituent autant de propositions formelles traduisant ses multiples significations et les débats contemporains qui l’entourent.

L’idée de l’exposition : à propos de Muʿawiya et de son cheveu

Le titre intriguant de l’exposition « Le Cheveu de Muʿawiya », vient d’une métaphore qui trouve son origine dans le contexte de la profonde crise politique qui a caractérisé l’époque de la civilisation islamique naissante. En effet, à la suite du décès du prophète Muhammad en 632, la question de sa succession à la tête des musulmans était à l’origine d’une discorde ayant dégénéré en des luttes armées et des assassinats politiques récurrents. C’est cet épisode sulfureux de l’histoire islamique qui est désigné en langue arabe par la première fitna. L’ascension de Muʿawiya Ibn Abi Sufyan au pouvoir a marqué la fin temporaire de cette période de conflits, notamment en triomphant du calife en place Ali Ibn Abi Talib.

Dans son texte sur le concept et la genèse de l’exposition, la commissaire Nadine Atallah souligne la caractéristique de ce changement d’époque où la stratégie politique prend le dessus sur la légitimité religieuse, et en vertu de laquelle Muʿawiya – fondateur du puissant empire des omeyyades et son premier calife – réussit à assurer la pérennité de son règne. Une phrase lui étant attribuée révèle le secret de l’efficience de sa philosophie politique par cette période de grand tumulte : « S’il n’y avait entre moi et mes sujets qu’un cheveu, je le relâcherais quand ils le tirent, et le tendrais quand ils le laissent aller[1] ».

C’est donc à partir de cette métaphore qu’est tiré le titre et le thème de l’exposition. Une image fort poétique qui dépeint la dynamique des deux forces, instance gouvernante et masse populaire, en constante négociation. Le cheveu représente cette relation fragile, ce lien ténu, sans quoi cette « valse » ne serait pas possible. Se décline ici toute une dialectique de l’ordre et du désordre, une méditation sur la nature dynamique de l’équilibre. De plus, une exploration sémantique du mot fitna, subtilement exposée dans le texte de Nadine Atallah, nous fait basculer du sens de la discorde et du conflit politique vers le champ lexical de l’amour. Une lecture avertie de deux ouvrages : l’enquête historique de Hichem Djaït  La grande discorde[2], un livre sur la première fitna, ayant brisé les tabous d’un sujet resté longtemps sous le scellé de la sacralité, et le traité sur l’amour  Le collier de la colombe[3]  d’Ibn Hazm, qui est un monument de la littérature arabe (écrit vers 1023), permet de souligner cette parenté, d’apparence paradoxale, mais qui prend finalement tout son sens lorsque se révèle leur nature commune, à savoir, la passion. 

La passion est donc au principe de la fitna, qu’elle désigne le conflit politique, ou qu’elle caractérise l’état amoureux connoté par ce mot comme un état d’ensorcellement. Mais si le cheveu de Muʿawiya fait signe de la raison, apparaissant comme un antidote aux élans contestataires, aux passions déchainées des populations, la symbolique du cheveu peut paradoxalement mener, aux vues d’un certain imaginaire arabo-musulman, à l’idée de la déraion. Ajoutons aux analyses de Nadine Atallah, et en marge de ce qu’elle nous fait observer de « la proximité phonétique, en arabe, de “cheveu” [chaʿr] et de “sentiment” [chuʿur] »[4], qu’il est incriminé pour être un déclencheur du désir charnel. Associé au pêché amoureux, n’oublions pas que les cheveux sont aussi l’objet du tabou à l’origine de la tradition séculaire du voile islamique.

Cependant, il convient de souligner que si le récit historique constitue un point de départ essentiel pour cette aventure artistique, il n’en reste pas moins que le but de l’exposition aurait été de le transcender, d’y puiser des potentialités esthétiques. « Le cheveu de Muʿawiya n’est pas une exposition sur l’histoire de l’Islam. Ce n’est pas une exposition sur la religion[5] », nous avertit Nadine Atallah. Le but serait plutôt de puiser dans ce matériau historiographique « pour questionner les façons dont nous donnons du sens, par la mise en récits et en images, aux périodes de tumulte[6] ».

Ainsi, l’exposition collective « Le Cheveu de Muʿawiya » se situe à la convergence de l’histoire politique, de la littérature et de la réflexion sur la passion humaine. C’est aussi dans cette perspective que le terme fitna, autant par sa richesse polysémique que par sa portée symbolique, est proposée comme le froment pour ce projet esthétique.

Approche curatoriale

Les artistes représentés dans cette exposition sont Marwan Elgamal, Randa Mirza, Joêlle de La Casinière, Gouider Triki, Souhir El Amine, Abdoulaye Konaté, Amel Bennys, Jan Kopp, Huda Lutfi, Intissar Belaïd, Emmanuelle Andrianjafy, Nadia Kaabi-Linke, Lina Ben Rejeb, Syrine Eloued, Ngozi-Omeje Ezema, Doa Aly, Wiyam Haddad, Dorothy Iannone, Sarah Pucci, Yazan Khalili et Lara Khaldi, le collectif Slavs and Tatars, ainsi que onze étudiants de l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis et de celui de Sousse qui ont contribué à l’exposition par la confection de livres d’artistes sous la supervision de l’artiste et universitaire Emna Ghezaiel. Finalement, aux côtés des œuvres, on peut aussi découvrir des peintures sous-verre tunisiennes du 19ème siècle et des romances sépharades chantées par la voix de la soprano Esther Lamandier.

Cette sélection d’artistes, provenant de divers horizons géographiques, témoigne, au dire de Nadine Atallah, de « l’envie (…) de réunir une diversité de regards et de pratiques, à travers les générations, et d’inciter des mobilités notamment entre pays arabes et entre pays africains[7] ». Pour garantir le succès de cette entreprise internationale, près de la moitié des exposants ont bénéficié de programmes de résidences à des fins de recherche et de production.

Certes, si cette exposition, dont seulement un tiers des participants est originaire de Tunisie ou appartient à sa diaspora, pose un défi significatif en raison de sa dimension internationale, Hela Djobbi, ayant chapeauté les travaux d’exécution et la logistique en sa qualité de directrice actuelle du 32Bis, nous explique qu’elle a été d’autant plus complexe à orchestrer, en raison du facteur de l’inattendu, qui caractérise spécialement le travail in situ, ainsi que les changements de cap, pouvant toujours advenir, que ce soit pour des raisons matérielles, logistiques, ou simplement à cause du caractère mutant de toute œuvre en cours d’instauration[8]. Car si certaines œuvres ont été choisies par la commissaire Nadine Atallah dans son propre musée imaginaire, et empruntées à l’occasion auprès de galeries privées (par exemple, les peintures de Gouider Triki à la galerie el Marsa, ou celles de Dorothy Iannone à la galerie Air de Paris), d’autres ont été élues en concertation avec les artistes dont les travaux lui paraissaient avoir une affinité particulière avec l’un des axes de l’exposition, à l’instar de Marwan Elgamal, Randa Mirza, Yazan Khalili et Lara Khaldi, ou Joëlle de La Casinière.

Et étant donné que Amel Bennys, Jan Kopp, Nadia Kaabi-Linke, Abdoulaye Konaté, ou Ngozi-Omeje Ezema, ont conçu leurs œuvres en fonction de l’espace, la difficulté aurait alors été de composer non seulement avec des formes, mais aussi avec des temporalités différentes, des déphasages dans l’exécution, le tout en fonction des quatre niveaux du bâtiment du 32bis, que Nadine Atallah exploite du reste, comme autant de strates pour les différents concepts distillés à partir de la notion de la fitna.

S’offrant ainsi à notre appréciation en tant qu’agencement soigneusement orchestré d’une pléthore d'expressions artistiques, le défi aurait alors été de réussir à marier la formidable diversité des styles avec celle des formats et des médiums employés.

Faisons donc le tour de cette exposition, dont l’organisation en quatre niveaux étagés, consiste en une sorte de mise en récit, dont la symbolique s’inspire de la trajectoire ascensionnelle puis descensionnelle de la visite.

Au gré des œuvres

Au rez-de-chaussée, une pancarte annonce l’idée autour de laquelle ont été réunies les œuvres qui ouvrent l’exposition. Celles-ci interrogent le rôle de la connaissance du passé sur les enjeux politiques et poétiques contemporains : « qu’est ce qui fait histoire, qu’est ce qui est rejeté dans le non-sens ? »

Autrement dit : Que retient-on du passé ? Mais surtout, qu’est-ce que qu’on ne raconte pas ? Ces questionnements s’ouvrent sur la première salle, où l’on peut voir une vidéo projetée de Marwan Elgamal qui vient nous en parler tout en couleurs. Un film d’animation fabriqué à partir d’images peintes à la main, allégorie de la théorie du big bang, dans lequel se succèdent sans début ni fin, des paysages cosmiques et des scènes peuplées de créatures parfois terrestres, d’autres fois fabuleuses. Elgamal nous présente ainsi l’Histoire comme une prose où la réalité n’est suggérée  que par son habillage imaginaire. Ce mélange surréaliste nous fait songer à la nature hybride du passé qui serait notamment constitué à la fois de traces de faits réels, mais aussi de constructions symboliques.

Les récits historiques ont beau jalonner nos connaissances, les mots semblent peu résister aux tentations de la fiction. Le temps a beau nous faire hériter des artéfacts, les objets ne semblent pouvoir parler que par la bouche des conteurs. Si Marwan Elgamal nous le montre à travers sa re-création artistique de l’univers, les dioramas de Randa Mirza, qui mettent en scènes des histoires en relation aux récits religieux islamiques, évoquent cette réalité.

Dans l’une de ses vitrines, des figures découpées dans des images photographiques, représentent des personnages transportant d'énormes sculptures en pierre (fig. 1). Ce sont les idoles représentant les divinités préislamiques Issaf et Naila, qui sont acheminées dans des directions opposées, probablement vers les deux collines sacrées de la Mecque Essafa et Almarwa. Les vêtements fort modernes des protagonistes provoquent un effet d’anachronisme, soulignant la continuité et la divergence entre passé et présent. La correspondance formelle entre les rituels de la fertilité, dédiés aux divinités Issaf et Naila dans les civilisations polythéistes de la Mecque préislamique, et le Saii, un va-et-vient entre Essafa et Almarwa, faisant partie du rituel du hajj islamique, nous fait soupçonner une probable survivance d’un rite païen, se déguisant sous le masque d’une pratique religieuse encore d’actualité.

 

 

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Figure 1 : Mirza, Randa. Issaf et Naila. 2015. Diorama. 49 x 77 x 92 cm. Centre d’art contemporain 32Bis. Tunis.

 

En rappelant les pratiques religieuses et leurs mythes oubliés, Randa Mirza brise ainsi les tabous de l’approche historique de la religion. En nous révélant les différents modes de survivances, permettant aux choses de persister à même les débâcles historiques, aussi radicales et réformatrices soient-elles, elle nous fait entrevoir une réponse à la question de ce qui, dans l’Histoire, est rejeté dans le non-sens : il ne se perd qu’en apparence. Il se transforme !

Un grand ruban fait d’images, d’écritures, de textes typographiés, de symboles musicaux, des photomontages disposés en deux rangées de planches. Ce sont les 125 pages ayant servi comme story-board pour la vidéo-poème musicale Grimoire magnétique, diffusée sur deux écrans disposés sur le mur d’en face. Un libretto constitué de quarante pages de textes calligraphiés et enluminés, composant la vidéo-poème, complète les trois œuvres de Joëlle de La Casinière avec Jacques Lederlin, qui s’intéressent au poète et penseur soufi El Hallâj. Elles se déclinent simultanément sur les différentes strates du langage. Dans la vidéo, un personnage énonce des paroles dans la langue des signes. A ses côtés, des mots apparaissant en syllabes, des images se succèdent en arrière-plan, le tout bercé par la voix d’un soprano. Par cette superposition de signes, on a l’impression que le sens du message est saturé jusqu’à son paroxysme, que le langage se transforme en bruissement. Et qu’à l’écho de la voix d’un Hallâj s’écriant « Je suis la Vérité », effaçant ainsi les limites entre le dieu et son sujet, on nous fait imaginer l’Histoire décloisonnée telle un sfumato, dont les formes sont distinctes mais, en même temps, sans rupture, en continuité.

Au bout du story-board intitulé La perspective transhistorique sur la vie de Hallâj d’après Louis Massignon, l’escalier récupère nos pas toujours plus curieux, pour nous transporter au premier étage, accompagnés des installations photographiques lumineuses de Syrine Eloued (fig. 2).

 

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Figure 2 : Eloued, Syrine. XV - La Maison dieu. 2022-2023. Installation, verre, lumière. 212x272 cm. Œuvre produite par le centre d’art contemporain 32Bis. Tunis.

 

Le vaste espace ouvre le champ, et depuis l’entrée, l’œil attiré par toutes sortes de stimuli visuels, ne peut s’empêcher d’aller butiner en empruntant des raccourcis, trahissant l’itinéraire proposé par des flèches au sol. À cet étage, consacré aux imaginaires multiples liés au mot fitna, les œuvres rassemblées constituent autant de « jeux formels et conceptuels autour du fil, de la tension et de l’équilibre, interrogeant les notions de fluctuation et de stabilité[9] ».

 

 

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Figure 3 : Au premier plan. El Amine, Souhir. ﺠﺎﺋﻦ اﻷرض [Pâtes de terre]. Installation, objets en céramique, texte. Œuvre produite par le centre d’art contemporain 32Bis. Tunis. À l’arrière-plan. Kopp, Jan. Constellation ordinaire #11 - Après, la mer s'est évaporée. 2022-2023. Installation, 50 éponges de mer, divers morceaux de pierre et de gravats, bassins en cuivre, fil d’acier et fibre naturelle, anneaux. 800 x 800 x 600 cm. Œuvre co-produite par la Graineterie, centre d’art contemporain à Houilles (France) et le 32Bis. Tunis (fig. 4).

 

Derrière les pièces en céramique de Souhir El Amine, présentées sous vitrines en verre, qui ajoutent à leur décoration persane un effet « archéologique », les formes en suspension de Jan Kopp sont d’un magnétisme qui agit depuis le fond de la salle (fig. 3). Des cordes pendantes, suspendues au plafond maintiennent de petits galets ainsi que de grosses éponges à différents niveaux de l’espace. Au-dessous de l’installation, des récipients métalliques de formats divers sont disposés au sol. Une guide du 32Bis nous informe que les éponges sont régulièrement imbibées d’eau, de telle façon à ce qu’elles deviennent pesantes et tirent sur la corde pour soulever les roches qui leurs sont liées par un système de poulies. Au fur et à mesure que les éponges perdent leur eau, en s’égouttant dans les récipients, puis en se desséchant, elles remontent, pour que leur contrepoids en pierre descende (fig. 4). C’est donc une œuvre cinétique, qui illustre avec subtilité la dynamique des forces changeantes des corps. C’est toute une allégorie des corps sociaux maintenus par un cheveu de Muʿawiya.

 

 

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Figure 4 : Kopp, Jan. Constellation ordinaire #11 - Après, la mer s'est évaporée. 2022-2023. Installation, 50 éponges de mer, divers morceaux de pierre et de gravats, bassins en cuivre, fil d’acier et fibre naturelle, anneaux. 800 x 800 x 600 cm. Œuvre co-produite par la Graineterie, centre d’art contemporain à Houilles (France) et le 32Bis. Tunis.

 

L’œuvre de Abdoulaye Konaté visible sur le mur de droite nous propose une autre forme de dynamique. Faite à partir de morceaux de tissus teintés par différentes nuances de couleurs, c’est au corps du visiteur qu’elle impose le mouvement. Faits par un assemblage de rectangles, comme autant de tesselles d’une mosaïque, les tableaux de Konaté se perçoivent de près comme des abstractions, alors qu’on doit prendre du recul pour y voir de loin un soleil illuminer un horizon, et la douce lumière (ou la flamme brulante !) d’une fitna qui, au Mali, veut dire aussi une lampe à huile traditionnelle (fig. 5).

 

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Figure 5 : Konaté, Abdoulaye. Flamme - feu - transformation - lumière (1/2). Flamme - feu - transformation - lumière (2/2 soleil). 2022. Textile. 300 x 255 cm. En collaboration avec Nejib Bel Hadj (Tilli Tanit studio, Mahdia). Centre d’Art Contemporain 32Bis. Tunis.

 

Aux côtés des œuvres de Huda Lutfi qui explorent l’esthétique et la symbolique de la broderie, de l’installation de Intissar Belaid qui mène une réflexion sur la colonisation à partir de l’histoire de l’exploitation de la soie d’araignée, de l’installation de Amel Bennis qui a exploité les débris récupérés sur le chantier de rénovation de l’espace 32Bis, ce premier étage nous permet aussi de découvrir quelques œuvres peintes ainsi qu’une gravure du monumental peintre tunisien Gouider Triki (fig. 6). Du point de vue de la thématique, on aurait vu ces peintures peuplées de créatures fantastiques, de personnages hybrides, être en cohérence avec l’univers des artistes Randa Mirza et Marwan Elgamal au rez-de-chaussée. Les scènes de guerre, de luttes et de tensions auraient pu aussi cadrer avec la fitna interrogée dans sa dimension politique proposée à l’étage suivant.

 

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Figure 6 : Triki, Gouider. Terre embrasée. 2012. Huile sur papier. 70x49.7cm. Galerie El Marsa. Tunis.

 

En même temps qu’il suggère l’idée de l’équilibre, le cheveu de Muʿawiya nous confère aussi à l’idée de la lutte. Emmanuelle Andrianjafly, à travers une série de photographies qu’elle a prise sur dix années à Dakar, entend sublimer la victoire de la vie malgré la brutalité du quotidien (fig. 7). Nadia Kaabi-Linke quant à elle, signe une œuvre qu’on peut qualifier de politique au premier sens du terme. En effet, les trois grands panneaux en verre représentant à l’échelle réelle le portail du parlement, sont criblés de petits bouts de plomb qui viennent les fissurer. Le titre de l’œuvre Lahmi, signifiant ma chair, et le plomb piégé dans le verre est de la véritable chevrotine, utilisée contre des manifestants pendant un épisode politiquement sulfureux de la Tunisie contemporaine.

 

 

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Figure 7 : Andrianjafy, Emmanuelle. Sans titre. 2020x2022. Composition de vingt-deux photographies. Œuvre produite par le centre d’art contemporain 32Bis. Tunis.

 

Lina Ben Rejeb a choisi de travailler sur la notion de frontière qui, bien qu’elle soit une division théorique de territoires en réalité continus, se manifeste néanmoins par des marques concrètes. Intriguée par les petites croix représentant les frontières sur les cartes, l’artiste est allée sur le terrain documenter la spécificité de ces zones de transits. Les images qu’elle a récoltées sont disposées en dépliants sur des lignes métalliques tendues que les visiteurs de l’installation sont invités à emporter (fig. 8). Cette sorte de déshabillage nous a paru symboliser une déconstruction de cette séparation faite de marques dérisoires qui, contre l’imaginaire du « mur », oppose la nature flottante de ces territoires flous.

 

 

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Figure 8 : Ben Rejeb, Lina. Question de point de vue. 2023. Impressions sur papier, câbles d'aviation, structurer. 229x800 cm. Œuvre produite dans le cadre d’une résidence au centre d’art contemporain 32Bis. Tunis.

 

Le troisième et dernier étage de l’exposition est dédié au cheveu de Muʿawiya comme force d’attachement. La fitna appartenant aussi au champ lexical de l’amour, les œuvres sélectionnées dans ce cadre représentent « des évocations romantiques et mystiques de l’amour et de la mort[10] ».

La mise en correspondance entre les œuvres peintes de Dorothy Iannone, et les productions artisanales de sa mère Sarah Pucci, parfois considérées comme des œuvres d’art brut, montre le lien entre une mère et sa fille et leur attachement indéfectible, résistant à toutes les épreuves du temps et de l’espace. Wiam Haddad nous présente une installation vidéo où elle nous montre des interviews avec des « pleureuses », femmes qui, selon une tradition ancestrale, accompagnent les funérailles et manifestent l’immensité de la douleur occasionnée par la perte de l’être cher. Dans le même registre tragique, Ngozi-Omeje Ezema nous invite à nous introduire dans un édifice dont les parois sont faites de feuilles fabriquées en argiles et suspendues à des ficelles (fig. 9). Une chaise renversée fait témoignage d’un acte de violence qui vient mettre en péril ce fragile foyer. Une chaise basculante, une petite table et des post-it sont mis à la disposition des visiteurs pour enregistrer leurs pensées. Elles seront comme autant d’incantations contre les secrets, les non-dits, les tabous, attachées aux murs de cette œuvre d’argile, de mots… et de maux.

 

 

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Figure 9 : Ezema, Ngozi-Omeje....Can’t Reveal [... ne pouvoir révéler]. 2023. Installation, céramique, tissu, chaise à bascule, chaise, papier, épingles. Œuvre réalisée dans le cadre d’une résidence au 32Bis. Tunis.

 

Après la vidéo de dix-neuf minutes de Doa Aly, où elle transcrit chorégraphiquement l’aventure amoureuse de la princesse du sultanat d’Oman Slamah Bint Said Bint Sultan, qui fugue en Europe avec un marchand allemand et se convertit au christianisme, on entame la descente via un second escalier, où les poèmes sépharades chantés par Esther Lamandier nous accompagnent jusqu’à une deuxième partie du rez-de-chaussée. Les œuvres qu’on y trouve offrent toutes sortes de réflexions sur le langage. À cet effet, le collectif Slavs and Tatars nous propose quatre formats : une peinture murale, une impression sur papier, un meuble massif en bois et textile, et enfin une sérigraphie sur papier. Leurs réflexions portent sur une comparaison du phonème « Kh » dans les alphabets cyrillique, arabe, et hébreu, ainsi qu’une méditation sur le pronom « Huwa » équivalent du « il » français, évoquant aussi Dieu en arabe. Le tout dans la convivialité d’un takht, ce grand meuble d’usage en Asie centrale pouvant supporter cinq ou six personnes, imposant du même coup une proximité allant à l’encontre de la « fâcheuse » délimitation propre à la chaise individuelle (fig. 10).

 

 

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Figure 10 : Slavs and Tatars. River bed [Lit de rivière]. 2017. bois, textile. 81 x 260 x 160 cm. Courtoisie du collectif d'artistes. Menuisier : Zouhair Hafedh Ben Abdallah. 32Bis. Tunis.

 

Yazan Khalili et Lara Khaldi nous présentent des projections vidéo, qui sont des réponses d’artistes aux lettres adressées par deux amoureux à Waad, une terrienne qui a décidé d’aller habiter sur Mars. Les installations sont complétées par une performance effectuée par les deux artistes le 14 juillet.

N’omettons pas de signaler, enfin, les formidables livres d’artistes visibles dans le hall avant la sortie. Réalisés par onze étudiant.e.s sélectionné.e.s auprès des deux instituts supérieurs des beaux-arts de Tunis et de Sousse, un univers de dessins et de textes inspirés de la métaphore du cheveu de Muʿawiya sont à découvrir entre les pages cousues, dépliantes, ou qu’on doit chercher à l’intérieur d’une boîte, de ces livres-concepts.

 

Conclusion

Contre les préjugés que pouvait susciter les connotations du titre, à notre meilleure surprise, on n’a pas eu affaire à une « autre » exposition qui chercherait, dans les méandres de l’Histoire, les tenants d’une identité en mal de symboles. Sur ce terrain pourtant miné par les tentations idéologiques, le récit du cheveu de Muʿawiya a été, somme toute, au-delà d’une référence (qu’elle soit de connotation morale politique ou religieuse), une autre façon de poser la question de la mesure et de la démesure à partir d’un fait historique. À la rigueur, aurait-ce été une autre façon de re-poser à l’art (ou par l’art) la question du dionysiaque et de l’apollinien, nous mettant du même coup au seuil de la question esthétique ? Ainsi, le cheveu de Muawiya aurait été un rameau, autour duquel les œuvres seraient autant de formes de cristallisations[11]. C’est moins un point d’ancrage, qu’un lieu de désancrage, pour autant de bateaux ivres, naviguant les voies de la violence, de la beauté, de fluctuation, de stabilité, de l’histoire, des mythes, du non-sens, de l’autorité, de la politique, de la douceur et de la douleur de l’attachement, de l’amour, et autant d’autres notions que la commissaire de l’exposition Nadine Atallah a déployé par thématiques sur les quatre niveaux de l’espace. On peut dire, à cet effet, qu’elle a magistralement su tirer son épingle du jeu, en nous conférant une exposition cohérente à partir d’un sujet très complexe et des formats ainsi que des tempéraments sans doute très hétérogènes. C’est une réussite d’un pari risqué, qui allie les œuvres modernes puisées dans les collections, des objets d’artisanat, et des réalisations in-situ, d’obédience parfois très contemporaine. Une telle prouesse n’aurait pu être possible, je suppose, sans cette qualité de se tenir à bonne distance : ni trop près jusqu’à ce que le commissaire et l’artiste fusionnent et disparaissent comme singularités, ni trop loin jusqu’à ce que le cheveu se rompe.

 

Notes de fin de page

[1] Nadine Atallah, « Ce qui nous meut, ce qui nous émeut », texte du catalogue de l’exposition « Le cheveu de Muʿawiya » (Espace 32Bis, Tunis, 2023).

[2] Hichem Djaït, La grande discorde religion et politique dans l’Islam des origines (Paris : Gallimard, 1989).

[3] Ibn Hazm, Le collier de la colombe : (De l'amour et des amants). Traduit de l’arabe par Gabriel Martinez-Gros (Paris : Babel/Actes Sud, 2009).

[4] Atallah, « Ce qui nous meut, ce qui nous émeut ».

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Univers News, « Exposition collective “Le cheveu de Muʿawiya” », Univers News, 7 juin 2023, https://universnews.tn/exposition-collective-le-cheveu-de-mu%ca%bfawiya/.

[8] Entretien de l’auteur avec Hela Djobbi.

[9] Nadine Atallah, « Le cheveux de Muʿawiya (dépliant, guide d’exposition) » (32Bis, 2023).

[10] Ibid.

[11] L’image est empruntée à Stendhal qu’il utilise pour décrire l’importante part d’imaginaire dans l’amour : « Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’un mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles te éblouissants ; one ne peut plus reconnaitre le rameau primitif ». Stendhal, De l’amour (Édition revue et corrigée, et précédée d’une étude sur les œuvres de Stendhal) / par de Stendhal, 1906, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5550781f.

 

Bibliographie

Atallah, Nadine. « Ce qui nous meut, ce qui nous émeut ». 32Bis, 2023.

---. « Le cheveux de Muawiya (dépliant, guide d’exposition) ». 32Bis, 2023.

Djaït, Hichem. La grande discorde religion et politique dans l’Islam des origines. Paris : Gallimard, 1989.

Ibn Hazm, Le collier de la colombe : (De l'amour et des amants). Traduit de l’arabe par Gabriel Martinez-Gros. Paris : Babel/Actes Sud, 2009.

Stendhal. De l’amour (Édition revue et corrigée, et précédée d’une étude sur les œuvres de Stendhal) / par de Stendhal, 1906. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5550781f.

Univers News. « Exposition collective “Le cheveu de Muʿawiya” », Univers News, 7 juin 2023. https://universnews.tn/exposition-collective-le-cheveu-de-mu%ca%bfawiya/.

 

Biographie

Haithem Jemaiel holds a doctorate in art theory and is an assistant at the Institut Supérieur des Beaux-Arts in Tunis. As a trained visual artist, he regularly takes part in group exhibitions and is also involved in intellectual life and debates on visual arts, both within and outside the university, e.g. in his writing as an art critic. His reflections, both in his art and writing, focus on the relationship between art and institutions.

Affiche de l'exposition Le cheveu de Muʿawiya, Tunis, 32Bis, du 2 juin au 31 octobre 2023.

 

La page de l'exposition sur le site du 32Bis, ici.