Compte rendu de l'exposition Les murs de Burhan Doğançay par la commissaire de l'exposition

Musée d'Art et d'Histoire de Genève

23 septembre 2023 – 11 février 2024

Bénédicte De Donker, conservatrice, Musée d'Art et d'Histoire, commissaire de l'exposition Les murs de Burhan Doğançay

 

Date de publication: 26.9.2023

 

Le Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) consacre, en collaboration avec le Kunst Museum de Winterthur[1], un catalogue et une exposition du 23 septembre 2023 au 11 février 2024 à l’œuvre de l’artiste turc Burhan Doğançay (1929-2013).

 

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Figure 1 : Burhan Doğançay (1929-2013), Make Love, Not War, 1975. Collage, gouache, acrylique, feuille d’aluminium et fumage sur papier collé sur carton. Don de Angela Doğançay, 2018. MAH, inv. D 2018-93 © Succession de Burhan Doğançay © Musée d'art et d'histoire de Genève, photo : F. Bevilacqua.

 

La première rencontre entre le MAH et Burhan Doğançay s’est faite en 2015 grâce à un collectionneur, passionné par l’œuvre de cet artiste, qui donna au MAH une toile, Guru (1989), suivie d’une série de quatre lithographies, Walls 77 (1972-1977). À la suite de l’accueil favorable réservé par le MAH à ses premiers dons, il encouragea une prise de contact avec Angela Doğançay, la veuve de l’artiste décédé en 2013. Celle-ci consentit en 2018 une importante donation de 59 œuvres provenant de l’atelier de l’artiste à New York et réalisées entre 1975 et 2009. Son mari et elle étaient en effet très attachés à la ville de Genève où ils vécurent deux ans. Angela Doğançay a également souligné la pertinence de conserver une partie de l’œuvre de son mari, consacrée aux murs du monde, dans une ville internationale accueillant l’un des sièges de l’Organisation des Nations Unies. Parmi les œuvres de cette donation, un ensemble important se détache, composé de 53 dessins réalisés en 1975, complétés par un carnet de croquis pris sur le vif et la peinture Gerber’s Baby – Ben Zion St., 1975-2008 : la série Walls of Israel. C’est cet ensemble qui est aujourd’hui présenté dans l’exposition.

Les murs urbains sont au cœur de l’œuvre de Burhan Doğançay depuis 1963 et cette promenade qu’il fait le long de la 86e rue à Manhattan au cours de laquelle il a la révélation de la beauté abstraite d’un morceau de mur : « C’était la plus belle peinture abstraite que j’ai jamais vue. Il y avait les restes d’un poster, et une texture de mur avec des petits bouts d’ombre venant de l’intérieur de sa surface. La couleur était principalement orange, avec un peu de bleu et de vert et de marron. Et il y avait les marques faites par la pluie. »[2] Il traduit alors cette impression visuelle sur une toile en atelier, débutant ainsi sa série General Urban Walls, à laquelle les œuvres de l’exposition se rattachent. Il y travaillera jusqu’à sa mort.

Son processus créatif est ensuite toujours le même. Il arpente les rues, « en chasse » de pans de murs où le hasard a accumulé des formes, des couleurs, des textes et dont la juxtaposition crée des images frappantes. Il réalise des photographies, des esquisses, arrache parfois des éléments d’affiche ou même de mur, qu’il rapporte en atelier. À partir de ce matériel, de ses impressions et de ses souvenirs, il crée une œuvre, peinte ou dessinée, recomposant légèrement un pan de mur réel ou au contraire, combinant des éléments disparates de murs divers, repérés parfois dans différentes villes. Il atteint ainsi un équilibre entre documentation et recréation.

 

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Figure 2 : Burhan Doğançay (1929-2013), Gerber’s Baby – Ben Zion St., 1975 – 2008. Technique mixte (collage, acrylique, sable, café, papier journal, plaque métallique, fumage…) sur toile. Don de Angela Doğançay, 2018. MAH, inv. BA 2018-16 © Succession de Burhan Doğançay © Musée d'art et d'histoire de Genève, photo : F. Bevilacqua

 

Ce processus, les liens avec la création contemporaine de son temps et la portée de cette entreprise sont approfondis dans les quatre essais du catalogue qui accompagne l’exposition. Bien que Burhan Doğançay ne se réclama d’aucun courant, son œuvre fait cependant écho à celles des affichistes du groupe des Nouveaux Réalistes, Jacques Villeglé (1926-2022) – dont Doğançay était l’ami –, Mimmo Rotella (1918-2006) et Raymond Hains (1926-2005), dont le MAH possède plusieurs exemples qui peuvent être mis en regard du travail de Doğançay. Elle rappelle également, en particulier par l’intégration de morceaux d’affiches publicitaires déchirées, l’intérêt pour l’imagerie populaire et la fragmentation du Pop Art. D’ailleurs, les œuvres de Robert Rauschenberg (1925-2008), précurseur de ce mouvement, qui incluaient des objets du quotidien fascinaient Doğançay. On retrouve ainsi dans sa peinture Gerber’s Baby – Ben Zion St., présentée dans l’exposition, une plaque de rue en métal et un cadre de fenêtre en bois collés sur la surface picturale, ainsi qu’une affiche pour la marque américaine bien connue de produits pour bébés, Gerber.

Ses œuvres, composées minutieusement, combinent l’art des dessins naïfs d’enfants avec les formes les plus sophistiquées de publicité et de slogan politique ; il utilise aussi les mots écrits sur les murs – mêlés, rayés, tronqués… – qui éclaircissent ou obscurcissent la signification de l’ensemble de la composition.

Doğançay travaille en série et emploie une grande variété de techniques (peinture, collage, assemblage, fumage, photographie, impression, sculpture). Chaque œuvre individuelle dans une série particulière est une variation sur un thème, et chaque série est une variation sur celui plus large des murs urbains.

Le séjour de Doğançay en Israël en 1975, à Jérusalem et Tel Aviv, revêt une importance capitale pour son œuvre. Il marque en effet le début de son approche photographique systématique des murs du monde. Cette documentation, poursuivie dans 114 pays, l’occupe jusqu’à la fin de sa vie et représente plus de 40'000 photographies et une archive unique, aujourd’hui conservée au Weisman Art Museum à Minneapolis. Ses dessins et peintures ne pourraient exister sans ce stock de motifs photographiés dans lequel il plonge à la recherche de modèles et de compositions pour créer de nouvelles œuvres. En revanche, le contraire n’est pas vrai et son ensemble des Walls of the World constitue une œuvre documentaire autonome, qu’il souhaite neutre : « Le choix de mes photographies n’a d’autre but que de montrer l’aspect esthétique et documentaire des murs ; il ne véhicule aucun message idéologique ou politique. »[3] Ainsi, dans la série Walls of Israel les symboles de paix abondent (colombes, slogans anti-guerre, mot « paix » revenant dans plusieurs langues, véhicules de l’Organisation des Nations Unies …) reflétant le contexte politique du pays, deux à peine après la guerre du Kippour (6 – 24 octobre 1973).

 

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Figure 3 : Burhan Doğançay (1929-2013), Lonely Bird, 1975. Collage, gouache et crayon sur papier. Don de Angela Doğançay, 2018. MAH, inv. D 2018-88 © Succession de Burhan Doğançay © Musée d'art et d'histoire de Genève.

 

De cette observation des murs et de leur appropriation, ressort avant tout un paradoxe et un message humaniste : les murs, faits pour diviser, séparer, sont les supports d’un langage commun à l’humanité. Et ce depuis longtemps, comme le montrent les graffitis politiques des murs de la Pompéi antique ou les empreintes de mains sur les parois des grottes ornées préhistoriques. Autant de témoignages que l’on retrouve dans les œuvres présentées au MAH. Les créations de Burhan Doğançay révèlent ainsi un langage graphique et des sujets communs à tous les pays du monde :

« Partout, au cours de mes voyages, j’ai constaté que les mêmes signes et les mêmes slogans reviennent. Les mots peuvent changer d’une ville à l’autre, les émotions qu’ils traduisent sont identiques. Par exemple, le cœur percé d’une flèche, symbole de l’amour, se retrouve presque partout dans le monde »[4].

La scénographie de l’exposition s’éloigne des accrochages habituels d’arts graphiques au musée et s’est imposée presque d’elle-même au vu de la matière travaillée par Burhan Doğançay. Afin d’assurer la conservation des œuvres, tout en gardant l’esprit du graffiti, les œuvres ont été montées sans les passe-partout qui enchâssent habituellement les dessins. Le MAH a choisi en effet de présenter l’ensemble de la série des Walls of Israel rassemblée, sur trois niveaux, afin de s’approcher au plus près d’un effet « mur » et de permettre au visiteur de saisir la variété des motifs et des messages qui recouvraient les murs israéliens.

 

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Figure 4 : Vue de l'exposition Les murs de Burhan Doğançay, Genève, Musée d’art et d’histoire, 23 septembre 2023 – 11 février 2024. Photographie : Joan Grandjean.

 

Notes de fin de page

[1] Le Kunst Museum accueillera une seconde étape de l’exposition du 2 mars au 2 juin 2024.

[2] « There were the remains of a poster, and a texture to the wall with little bits of shadows coming from within the surface. The color was mostly orange, with a little blue and green and brown. Then there were the marks by rain and mud. » Burhan Doğançay, cité dans Eleanor Flomenhaft,“ Dogançay: A Heroic Quest” in Dogançay: Doors & Walls, New York, Nicholas Alexander Gallery, 1994, p. 29.

[3] Burhan Doğançay dans Les murs murmurent, ils crient, ils chantent, cat. exp. Paris, Centre Georges Pompidou, 3 février - 22 mars 1982, Paris : Centre Georges Pompidou, 1982, p. 54.

[4] Ibid., p. 55.


Bibliographie

Les murs murmurent, ils crient, ils chantent, cat. exp. Paris, Centre Georges Pompidou, 3 février - 22 mars 1982, Paris : Centre Georges Pompidou, 1982.

Eleanor Flomenhaft, “Doğançay: A Heroic Quest” in Doğançay: Doors & Walls, New York, Nicholas Alexander Gallery, 1994, p. 7-34.

Bénédicte De Donker (dir.), Les murs de Burhan Doğançay | Burhan Doğançays Wände, cat. exp. Genève, Musée d’art et d’histoire, 23 septembre 2023 – 11 février 2024, Winterthur, Kunst Museum, 2 mars 2024 – 2 juin 2024, Zurich, Scheidegger & Spiess, Genève, Musée d’art et d’histoire, Winterthur, Kunst Museum, 2023.

 

Biographie

Bénédicte De Donker est diplômée de l'Institut national du Patrimoine, de l'École du Louvre et de l'Université Paris I - Panthéon-Sorbonne en histoire, histoire de l'art, muséologie et gestion du patrimoine culturel. Elle a été assistante de conservation au Musée Galliera, musée de la Mode et du costume de la Ville de Paris en 2001 et au Petit-Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, de 2002 à 2004. Elle a été directrice adjointe du Musée des Beaux-Arts d'Orléans et du Musée historique et archéologique de l'Orléanais de 2006 à 2016 avant d’être nommée conservatrice en chef du domaine Arts appliqués au MAH de 2016 à 2020, puis conservatrice aux arts graphiques.


How to cite this review: Bénédicte de Donker, "Compte rendu de l'exposition « Les murs de Burhan Doğançay » par la commissaire de l'exposition", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, 26 September 2023, https://www.manazir.art/blog/posts/review-les-murs-de-burhan-dogancay-benedicte-de-donker

Affiche de l'exposition Les murs de Burhan Doğançay. Musée d'Art et d'Histoire de Genève, 23 septembre 2023 – 11 février 2024.

La page de l'exposition sur le site internet du MAH ici.

 

Bénédicte De Donker (dir.), Les murs de Burhan Doğançay | Burhan Doğançays Wände, cat. exp. Genève, Musée d’art et d’histoire, 23 septembre 2023 – 11 février 2024, Winterthur, Kunst Museum, 2 mars 2024 – 2 juin 2024, Zurich, Scheidegger & Spiess, Genève, Musée d’art et d’histoire, Winterthur, Kunst Museum, 2023.

Plus d'informations sur le catalogue ici.