Compte-rendu de l’exposition « Michael Rakowitz, Réapparitions ».

49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz, France

25 février – 14 août 2022

Marion Bertin, Université d’Avignon/Centre Norbert Elias

 

Date de publication: 10.10.2022

 

Michael Rakowitz est né en 1973 à New York, aux États-Unis, dans une famille juive-irakienne émigrée. Son grand-père et sa famille ont quitté l’Irak en 1946, à une époque de tensions et de persécutions envers les communautés juives dans le pays. La famille de Michael Rakowitz s’est installée sur la côte est des États-Unis, à Long Island puis à New York. Lui-même vit et travaille maintenant à Chicago. Sa pratique artistique est socialement et politiquement engagée. D’une certaine manière, le travail de Michael Rakowitz se situe « à l’intersection de la résolution de problèmes et de la perturbation » (Site internet de Rhona Hoffman Gallery). En 1998, il lance paraSITE, un projet visant à créer des abris gonflables pour les personnes sans-abri dans plusieurs villes états-uniennes. Il est aussi l’un des membres principaux du Gulf Labor Artist Coalition, un groupe d’artistes et d’activistes créé en 2011 dans le but de dévoiler les conditions de travail et de vie des travailleur·se·s immigré·e·s impliqué·e·s dans la construction des musées aux Émirats arabes unis (Site internet de Gulf Labor Artist Coalition). Le groupe a envoyé une pétition à la Solomon R. Guggenheim Foundation en mars 2011 et a signé une lettre ouverte adressée au musée du Louvre et à l’Agence France-Muséums, concernant le Louvre Abu Dhabi, en 2015. Depuis 2003, le travail de Michael Rakowitz est profondément ancré dans les enjeux géopolitiques concernant la guerre menée en Irak par les États-Unis, ses conséquences et les relations entre les deux pays. Michael Rakowitz questionne aussi plus globalement la responsabilité internationale des institutions, notamment celle des musées, au regard des pillages et du trafic illicite perpétrés pendant les conflits en Irak, ce dont traitent plusieurs œuvres et aspects de son travail présentés dans l’exposition au 49 Nord 6 Est, le Fonds régional d’art contemporain (FRAC) de Lorraine à Metz, en France.

 

Fig 1.jpg

Figure 1 : Michael Rakowitz. 2022. Image courtesy of FRAC Lorraine. Photographié par Fred Dott.

 

Exposer la perte

Cette exposition est la première monographie consacrée à l’artiste en France, où il avait jusqu’alors été seulement exposé dans des expositions de groupes[1]. Fanny Gonella[2], directrice du FRAC Lorraine, a découvert le travail de Michael Rakowitz lors d'une exposition de son travail présentée à la Barbara Wien gallery à Berlin, l’une des galeries représentant l’artiste et la seule située en Europe. Fanny Gonella en a proposé l’idée au FRAC Lorraine, puis assuré le commissariat de l’exposition. Depuis son arrivée à la direction du FRAC Lorraine, Fanny Gonella tâche de présenter des artistes peu ou jamais montré·e·s en France[3]. Le choix d’exposer Michael Rakowitz en France fait selon elle sens, au regard de l’histoire française des fouilles archéologiques en Irak et des antiquités orientales depuis le XIXe siècle (Chevalier). Ce choix répond aussi à des questionnements communs autour de l’itinérance et du déplacement des collections : en effet, les collections des FRAC en France, tout en étant reliées à un territoire spécifique, ont vocation à circuler et à être exposées en divers endroits. La série d’œuvres à l’honneur est The Invisible Enemy Should Not Exist, débutée en 2007 et toujours poursuivie par l’artiste. Le titre de l’exposition, « Réapparitions », fait référence aux artefacts pillés, détruits ou disparus en Irak au cours des dernières décennies.

Depuis une dizaine d’années, Michael Rakowitz enquête en effet sur les artefacts pillés au Musée national d’Irak à Bagdad pendant l’invasion des États-Unis en 2003 : l’artiste prend appui sur les inventaires des collections disponibles et sur les recherches menées par l’Université de Bagdad, puis il récrée les témoignages archéologiques disparus. Plus récemment, il s’est également intéressé aux fouilles illicites et aux pillages menés sur les sites archéologiques de Ninive et de Nimroud, deux cités de l’ancien Empire néo-assyrien (934-609 avant l’ère commune), à la suite de la prise de contrôle de la région par l’organisation État islamique en 2015. Les œuvres de Michael Rakowitz ne sont pas des reproductions ou des substituts des artefacts originaux ; l’artiste désigne lui-même ses œuvres comme étant des « fantômes » des objets archéologiques originaux disparus venant hanter les musées euro-nord-américains. Si ses œuvres reprennent l’échelle des originaux, les matériaux qui les constituent sont tout autre. Au contraire des artefacts archéologiques en pierre, argile ou autres matières minérales ou animales, les œuvres de Michael Rakowitz sont conçues à partir de journaux et d’emballages de denrées alimentaires représentatifs de la culture de la péninsule arabe disponible aux États-Unis. Pour quiconque connaît les témoignages archéologiques du monde assyrien ancien, il est aisé de reconnaître des formes et des typologies d’objets dont des exemplaires sont exposés dans les grands musées de Berlin, Londres, New York ou Paris. Ainsi, l’artiste reproduit par exemple de nombreuses statuettes anthropomorphes qui semblent s’animer par leur polychromie vive et les motifs d’emballages encore visibles. L’artiste et son équipe d’assistant·e·s ont déjà reproduit plusieurs milliers de « fantômes » d’œuvres sur les 8 000 manquantes.

 

Fig. 2.jpg

Figure 2 : Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist (détail), 2021-2022. Courtesy Galerie Barbara Wien, Berlin. Vue d’exposition Réapparitions, février – juin 2022. 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photographié par Fred Dott.

 

La commissaire de l’exposition et l’équipe du FRAC ne souhaitaient pas imposer une parole d’autorité en présentant des textes sur les murs. À la place, ils sont rédigés sur des feuillets papier disponibles à l’entrée de chaque salle que les visiteur·se·s peuvent choisir librement de prendre ou non. Ces feuillets incluent aussi un glossaire pour les termes liés à l’archéologie de l’actuel Irak. Les textes se révèlent de précieux apports pour la visite et apportent des données sur le contexte géopolitique en Irak, sur les musées et le patrimoine, ainsi que sur les intentions et réflexions de Michael Rakowitz à travers ses œuvres.

L’exposition au FRAC débute au rez-de-chaussée, dans une salle dédiée aux ressources et à la documentation. Sur les étagères, en plus des ouvrages habituels, sont présentés des marchandises et des produits de consommation fabriqués en Irak qu’il est possible de trouver aux États-Unis. Cette première salle présente le projet RETURN (2004-présent), à travers lequel Michael Rakowitz s’intéresse à la circulation de ces marchandises, notamment dans le cas du blocus états-uniens. Entre 1990 et 2003, les États-Unis organisent des sanctions à l’encontre de l’Irak, dont un embargo économique. Dans le contexte du conflit, les produits irakiens ont une connotation péjorative aux États-Unis ; ils y sont donc commercialisés sous une autre origine géographique. Un film, présenté un peu plus loin dans l’exposition, au premier étage, s’arrête sur l’exemple du sirop de datte, aliment emblématique de la cuisine irakienne et difficilement trouvable pour la diaspora installée aux États-Unis pendant l’embargo[4]. Cette salle crée le lien avec les œuvres exposées dans les autres espaces, qui sont réalisées à partir des emballages de ces mêmes produits. Elle aborde aussi la manière dont la provenance irakienne peut être masquée pour mieux vendre des biens, ce qui n’est pas sans faire écho au blanchiment opéré pour la vente de témoignages archéologiques pillés. Dans les deux cas, bien qu’avec des intentions différentes, une économie souterraine et un marché noir se mettent en place pour contourner les législations de l’économie mondialisée.

Les autres salles sont consacrées au travail de Michael Rakowitz autour des objets archéologiques pillés. Cinq espaces, répartis sur deux niveaux, permettent de découvrir un vaste ensemble de « fantômes » créés par l’artiste. Dans son travail, il reproduit non seulement les objets archéologiques, mais aussi toutes les caractéristiques de l’exposition muséale : les reproductions d’objets sont posées sur des socles ou tenues par des tiges métalliques, elles sont protégées par des vitrines et sont accompagnées de cartels explicatifs qui incluent leur désignation, leur datation et un numéro d’inventaire. Ces éléments explicatifs renvoient aux objets originaux et reprennent les indications réunies grâce aux chercheur·se·s de l’Université de Bagdad. Toutefois, en lieu et place d’une description d’histoire de l’art ou d’archéologie, les cartels présentent ensuite des extraits de textes ou des citations de personnalités de diverses origines liées par leur vie ou leurs activités – académiques, journalistiques, politiques – au patrimoine ancien d’Irak et à son déplacement. Ces textes peuvent être des descriptions sans filtre des pillages et des destructions opérées depuis 2003, des extraits de discours politiques revendicatifs, des déplorations sur la valeur du patrimoine perdu ou des textes plus poétiques. Ces différents écrits permettent d’entrevoir toute la palette des « émotions patrimoniales » (Fabre), telles que décrites par l’anthropologue Daniel Fabre. Pource dernier, les « émotions patrimoniales » permettent de caractériser un rapport et un engagement patrimonial de la part de collectifs et d’individus. L’identification à un patrimoine constitue « le lieu où les émotions s’enracinent » (Fabre). Le dispositif muséographique déployé par Michael Rakowitz fait pleinement partie de son œuvre : l’artiste souhaite par-là souligner comment les témoignages archéologiques irakiens ont été appropriés par les États et par les musées euro-nord-américains depuis les premières campagnes de fouilles au XIXe siècle. C’est par ce biais que l’artiste entend mener une réflexion sur les logiques impérialistes et extractivistes derrière la constitution des collections des grands musées du monde. Michael Rakowitz souligne également comment la valeur muséale attribuée à ces objets conditionne leur valeur économique et encourage le développement de fouilles illégales et d’un trafic illicite d’antiquités. Au FRAC Lorraine, la scénographie est pour le reste très sobre, laissant toute leur place aux œuvres de l’artiste. De longues vitrines-tables en bois clair s’alignent le long des murs et parfois au centre des salles aux cimaises laissées blanches, pour exposer les « fantômes » d’objets les plus petits : des sceaux-cylindres, des statuettes ou leurs fragments, ou encore des lampes à huile.

 

Fig. 3.jpg

Figure 3 : Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist (détail), 2020. Courtesy Galerie Barbara Wien, Berlin. Vue d’exposition Réapparitions, février – juin 2022. 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photographié par Fred Dott.

 

La salle la plus impressionnante est celle consacrée aux panneaux sculptés du palais du roi assyrien Assurpanipal II (883-859 avant l’ère commune) à Nimroud, détruits par l’État islamique en 2015. Les panneaux représentent des génies ailés et des tributaires portant des objets, venus porter leurs impôts au roi. Michael Rakowitz superpose ainsi plusieurs strates de violence : celle du règne du roi Assurpanipal II face à ses sujets et celle plus récente perpétrée par l’État islamique sur les humains et les non-humains. Reproduits à échelle réelle et placés à l’identique du plan original du palais, les panneaux créent un espace immersif qui rappelle l’accrochage de la cour Khorsabad du musée du Louvre à Paris, consacrée au palais du roi assyrien Sargon II (721-705 avant l’ère commune). En parallèle des panneaux, sont exposées des lettres envoyées par Michael Rakowitz à des musées, dont les noms ne sont pas cités. Dans l’une d’elles envoyée à un musée de la côte est des États-Unis, l’artiste explique qu’il participera à une exposition à la condition qu’un panneau sculpté néo-assyrien conservé par ce musée soit restitué à l’Irak. Cette condition a été acceptée et un processus a été engagé. Un second ensemble de lettres envoyées à un musée britannique témoigne du don fait par l’artiste de l’une de ses œuvres, un « fantôme » de lamassu (une figure protectrice anthropozoomorphe ressemblant à un lion ailé), sous réserve que ce musée s’associe à un second musée irakien pour la possession et la gestion de l’œuvre. Cette condition a aussi a été acceptée par les deux institutions. La propriété partagée du « fantôme » de lamassu permet de l’inscrire dans une forme de diaspora, en reconnaissant son identité culturelle hybride (Hall). Ces courriers en particulier, et l’ensemble de l’œuvre de Michael Rakowitz, posent la question de la répartition des collections muséales à l’échelle mondiale et, en même temps, celle de la propriété des collections et du patrimoine.

 

Fig. 4.jpg

Figure 4 : Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist (Room G, Northwest Palace of Nimrud), 2019. Courtesy Galerie Barbara Wien, Berlin. Vue d’exposition Réapparitions, février – juin 2022. 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photographié par Fred Dott

 

Une dernière œuvre, The Ballad of Special Ops Cody (2015), est présentée dans la salle précédant celle consacrée au palais de Nimroud[5]. Il s’agit d’un film réalisé en stop-motion qui met en scène le modèle noir d’une figurine Special Ops Cody, un type de jouet vendu exclusivement par le service d'échange de l'armée et de l'armée de l'air (Army and Air Force Exchange Service – AAFES) dans les bases militaires américaines au Koweït et en Irak. Ce type de figurine a parfois été envoyé à des enfants par les soldats engagés dans ces deux conflits, en guise de substitut paternel. Dans le film, la figurine se rend à l’Institut oriental de Chicago, qui conserve la plus grande collection d’archéologie orientale aux États-Unis et qui entretient des relations avec le Musée national d’Irak depuis les années 1930. La figurine pénètre dans les vitrines d’exposition et rencontre des objets archéologiques provenant d’Irak qu’elle tente de convaincre de retourner sur leurs terres d’origine, avant de faire elle-même le choix de rester en vitrine. Par cette œuvre, Michael Rakowitz traite des substituts, en jouant la rencontre entre une figurine ayant un rôle de substitut paternel et des figurines d’orant·e·s qui étaient déposées dans des temples en Mésopotamie pour accomplir la prière des fidèles. L’artiste aborde une nouvelle fois de l’expérience de l’exil, ainsi que des circulations d’objets et leurs éventuelles restitutions.

 

Exil et circulations

En parallèle de l’exposition, le FRAC Lorraine a organisé une série d’évènements qui ont enrichi le travail de Michael Rakowitz et apporté d’autres points de vue, académiques ou plus sensibles[6].

Du point de vue académique, une table-ronde[7]organisée le 12 mars 2022 en partenariat avec l’Université de Lorraine a réuni deux chercheuses et une conservatrice du patrimoine pour réfléchir aux questions de la « Culture matérielle en transfert » : Monique Jeudy-Ballini (anthropologue, directrice de recherche au CNRS), Kenza-Marie Safraoui (conservatrice au palais des ducs de Lorraine–Musée lorrain à Nancy, en charge des collections contemporaines) et moi-même. Guillaume Le Gall (professeur d’art contemporain à l’Université de Lorraine) était en charge de la modération de la discussion. Il débuta la table-ronde par une courte introduction rappelant de quelles manières les artistes modernes et contemporains ont utilisé le dispositif de l’exposition muséale dans leur propre travail, depuis Marcel Duchamp jusqu’aux artistes-commissaires, tel·le·s que Dominique Gonzalez-Foerster ou Ugo Rondidone. Le Gall a aussi cité les travaux d’Aby Warburg (1866-1929) et de Georges Didi-Huberman qui ont tous deux travaillé sur le potentiel de « fantômes » des images, à travers le concept de « survivance » (« Nachleben » en allemand).

Ma communication revenait sur les objets déplacés de leurs territoires d’origine et conservés dans des collections muséales à l’international. Elle explorait trois niveaux de lecture en reliant le travail de Rakowitz à d’autres initiatives et projets, pour interroger le rôle des artistes, le rôle des musées et, enfin, le rôle des communautés diasporiques vis-à-vis de ces objets aujourd’hui. Dans un premier temps, au plus près du travail de Rakowitz, je suis revenue sur les projets menés en collaboration entre musées et artistes autour des collections déplacées, en évoquant par exemple le programme de résidence développé par Clémentine Deliss au Museum der Weltkulturen à Francfort (Allemagne) entre 2010 et 2015. Pour Clémentine Deliss, les objets conservés dans les musées sont devenus des « orphelins » loin de leurs territoires d’origine et des personnes qui leur donnaient initialement du sens. Ce programme visait à une « réparation » des collections – « remediation » en anglais –, en les inscrivant dans un nouveau récit proposé par les artistes (Deliss The Metabolic Museum). L’usage des termes « orphelin », par Clémentine Deliss, et « fantôme », par Michael Rakowitz, renvoie l’un comme l’autre au registre sémantique de la perte, que tou·te·s deux tentent de résoudre. Dans un deuxième temps, je me suis intéressée au rôle des musées à travers l’exemple du programme des « objets ambassadeurs de la culture kanak » qui a permis le retour temporaire d’objets kanak en Nouvelle-Calédonie entre 1998 et 2014 (Bertin). Retournés dans les musées qui les conservent en Europe et en Australie, les objets kanak deviennent des représentants culturels à l’international et vivent également une forme de propriété diasporique, comme le « fantôme » de lamassu possédé à la fois par un musée irakien et par un musée britannique. Enfin, j’ai abordé le rôle que peuvent prendre les diasporas et les personnes en exil vis-à-vis des collections auxquelles elles sont culturellement affiliées. Le projet Multaka, initié par le History of Science Museum et le Pitt Rivers Museum d’Oxford (Royaume-Uni), réunit une équipe de 270 volontaires de diverses cultures ayant quitté leurs pays d’origine principalement à cause de conflits et aujourd’hui réfugié·e·s au Royaume-Uni, avec des statuts divers. L’équipe de Multaka participe pleinement de la vie et de la programmation du musée et apporte d’autres formes de savoirs sur les collections. Ces diverses expériences montrent en quoi les objets déplacés peuvent être remis au cœur de relations pour construire une histoire et des connaissances plurielles.

Monique Jeudy-Ballini s’est plus longuement attardée sur les questions de mémoire et de perte, qui sont au cœur des problématiques explorées par Michael Rakowitz. Elle a rappelé que les objets de musées ne sont que des fragments et des restes, appropriés par le musée. Monique Jeudy-Ballini a proposé de mettre en parallèle le travail de Michael Rakowitz avec celui de l’artiste français d’origine algérienne Kader Attia, notamment pour son travail autour du « membre-fantôme » : un sentiment de présence persistant du membre du disparu renforce encore davantage sa perte. Enfin, l’anthropologue a souligné la place des restes dans le procédé créatif de Michael Rakowitz, depuis ses recherches sur les objets originaux jusqu’à la réalisation de ses œuvres à partir de matériaux issus de restes de consommation.

Enfin, Kenza-Marie Safraoui a donné un aperçu des collections d’ethnographie régionale conservées au Musée lorrain. Ces collections font aussi, à leur manière, écho au travail de Michael Rakowitz : les objets sont déconnectés de leurs contextes originaux en entrant dans les collections muséales. De plus, au cours des collectes, les témoignages oraux et l’histoire entourant les objets ont rarement été pris en note. Les objets s’en trouvent aujourd’hui « muets » ou associés à une « histoire à trous », pour reprendre les mots de Kenza-Marie Safraoui. La conservatrice a aussi interrogé les rôles contemporains qui pouvaient être ceux d’une telle collection, alors qu'elle est inaccessible au public depuis plusieurs années, le musée menant d’importants travaux de rénovation. Enfin, Kenza-Marie Safraoui a souligné les manques dont la collection témoigne et les non-dits qui peuvent être mis au jour : un accrochage intitulé « Récits postcoloniaux » est ainsi proposé depuis 2022 au musée des Beaux-Arts de Nancy autour de la conquête de l’Algérie, à partir de la collection de ce musée et celle du Musée lorrain, permettant d’en donner à voir quelques items à travers une lecture inédite.

Dans une perspective de médiation plus sensible, un banquet irakien a eu lieu dans la cour du FRAC Lorraine en juin 2022, en partenariat avec les Petites Cantines de Metz, une cantine associative de quartier, et en lien avec l’œuvre Enemy Kitchen de Michael Rakowitz. Cette œuvre est à la fois la compilation d’un ensemble de recettes originaires de Bagdad et la préparation puis la consommation collectives des plats. Le banquet était l’occasion de poursuivre la réflexion sur les circulations des cultures, ici par la nourriture et le patrimoine immatériel qui ont toute leur importance pour les communautés en diaspora. Trois membres de la communauté yézidie d’Irak installée dans la région de Metz ont donné des « visites subjectives » de l’exposition, pour y apporter leur lecture personnelle et leur propre histoire. Les expériences humaines diasporiques s’ajoutaient ainsi à celles des objets archéologiques formant eux aussi une diaspora, ce qui fait écho à la propre situation de l’artiste vivant entre les deux cultures irakiennes et états-uniennes. En avril, l’exil et la terre d’origine étaient aussi au cœur d’une après-midi de projections et de conversations intitulée « Rentrer chez soi, ça veut dire quoi ? ». La programmation plurielle constituait véritablement un apport pour l’exposition. L’un des points forts fut d’avoir su ancrer cette dernière localement dans la région de Metz.

Ainsi, l’exposition de l’œuvre de Michael Rakowitz et toute la programmation qui l’entourait au FRAC Lorraine ont permis d’aborder différents aspects de la culture irakienne dans sa complexité, à travers son passé et son histoire, ses aspects matériels et immatériels, ainsi que ses circulations et expériences diasporiques. Les « fantômes » de Michael Rakowitz agissent comme des « apparitions » et « font apparaître » (Delaplace) une pluralité d’enjeux et de perspectives autour de la culture matérielle irakienne, en articulant passé et futur. Les œuvres présentées au FRAC, centrées autour de la matérialité, donnent à comprendre divers aspects de la « vie sociale des objets » (Appadurai) à l’échelle mondiale : leur production, leurs circulations (légales ou non), leur appropriation, leur mise en musée et leur exposition, leur restitution ou encore leur destruction. L’artiste questionne aussi la propriété des objets. Michael Rakowitz use de l’expérience diasporique des objets pour questionner celle des humains. Complexes et constituées de différentes couches de significations et d’histoire, les œuvres de l’artiste sont résolument politiques et sont représentatives de son appel en faveur d’une « réparation continue » passant par le discours et la considération. Ces questionnements font largement écho à l’actualité, alors que le Musée national de Bagdad a réouvert ses portes en mars 2022 après de nombreuses années de travaux et que les pillages et destructions du patrimoine perdurent sur divers continents.

 

Notes de fin de page

[1] Dont lors des expositions « Bagdad mon amour », organisée à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris du 29 mars au 29 juillet 2018 sous le commissariat de Morad Montazami, « Notre monde brûle », organisée au Palais de Tokyo à Paris en collaboration avec le Mathaf: Arab Museum of Modern Art de Doha du 21 février au 13 septembre 2020, et, plus récemment, « Les Flammes », présentée au Musée d’art moderne de Paris du 15 octobre 2021 au 6 février 2022, sous le commissariat d’Anne Dressen assistée de Margot Nguyen.

[2] Fanny Gonella dirige le FRAC Lorraine depuis 2018. Formée en histoire de l’art à l’École du Louvre et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle participa au programme d’échange de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) et mena une partie de sa carrière en Allemagne. Elle fut commissaire indépendante et organisa de nombreuses expositions, en Allemagne, en Autriche, au Danemark, en France ou encore en Israël. Entre 2014 et 2018, elle fut directrice artistique de la Kunsterhaus de Brême.

[3] Je remercie vivement Fanny Gonella d’avoir pris le temps de répondre à mes questions liées à cette exposition.

[4] Ce film est disponible en ligne : http://www.michaelrakowitz.com/. Consulté le 8 août 2022.

[5] Un extrait du film est disponible en ligne : http://www.michaelrakowitz.com/. Consulté le 8 août 2022.

[6] Agenda du FRAC Lorraine en lien avec la monographie consacrée à Michael Rakowitz (Site Internet du FRAC Lorraine).

[7] Lien et ensemble des informations liées à l’événement : https://www.fraclorraine.org/media/pdf/Brochure_Rakowitz_Arras_Fevrier-juin_22.pdf. Consulté le 8 août 2022.

 

Bibliographie

Appadurai, Arjun, direction. The Social Life of things. Commodities in cultural perspective. Cambridge University Press, 1986.

Bertin, Marion. « La statuette ambassadrice. Diplomatie kanak au musée du quai Branly ». Terrain, no. 73, 2020, https://doi.org/10.4000/terrain.20572.

Chevalier, Nicole. La recherche archéologique française au Moyen-Orient 1842-1947. Éditions Recherches sur les Civilisations, 2003.

Delaplace, Gregory, « Les fantômes sont des choses qui arrivent. Surgissement des morts et apparitions spectrales ». Terrain, no. 69, 2018, https://doi.org/10.4000/terrain.16608.

Deliss, Clémentine. The Metabolic Museum. Hate Cantz, 2020.

Didi-Huberman, Georges. L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg. Éditions de Minuit, 2002.

Fabre, Daniel. « Introduction : Le patrimoine porté par l’émotion ». Fabre, Daniel. Émotions patrimoniales. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, http://books.openedition.org/editionsmsh/3585. Consulté le 10 oct. 2022.

Hall, Stuart. « Identité culturelle et diaspora ». Identités et cultures. Politiques des cultural studies. Sous la direction de Maxime Cervulle, traduit par Christophe Jaquet, Amsterdam, 2014, pp. 429-447.

Site internet de Gulf Labor Artist Coalition. https://gulflabour.org/. Consulté le 22 juil. 2022.

Site internet de Michael Rakowitz. http://www.michaelrakowitz.com/. Consulté le 8 août 2022.

Site internet de Rhona Hoffman Gallery. https://www.rhoffmangallery.com/artists/michael-rakowitz. Consulté le 22 juil. 2022.

Site internet du FRAC Lorraine. https://www.fraclorraine.org/media/pdf/Brochure_Rakowitz_Arras_Fevrier-juin_22.pdf. Consulté le 8 août 2022.


Biographie

Marion Bertin est Attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) en muséologie à l’Université d’Avignon depuis septembre 2021. Diplômée de l’École du Louvre en histoire de l’art et muséologie, Marion Bertin est docteure en anthropologie de La Rochelle Université et diplômée de Troisième cycle de l'École du Louvre. Ses recherches portent sur les circulations et les valeurs des objets océaniens dans les collections privées et publiques depuis les années 1980. Boursière Immersion 2020 (Labex CAP), elle fut chargée de recherches au musée national Picasso-Paris. Elle est également membre du conseil d'administration du Comité international pour la Muséologie (ICOFOM) et rédactrice pour la revue en ligne CASOAR, dédiée aux cultures océaniennes.


How to cite this review: Marion Bertin, "Compte-rendu de l’exposition « Michael Rakowitz, Réapparitions ». 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz, France, 25 février – 14 août 2022", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, 10 October 2022, https://www.manazir.art/blog/review-michael-rakowitz-reapparitions-49-nord-6-est-frac-lorraine-metz-france-25-fevrier-14-aout-2022-marion-bertin

Affiche de l'exposition « Michael Rakowitz, Réapparitions ». 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz, France, 25 février – 14 août 2022.